Nour a essayé de le rattraper, mais l’aveugle courait de toutes ses forces, en butant sur les pierres, en titubant sur le sol poussiéreux. Les gens du désert s’écartaient devant lui, et quelques-uns même avaient peur et détournaient le regard, parce qu’ils pensaient que l’aveugle était possédé du démon. Le guerrier aveugle semblait dévoré par une joie et une souffrance surhumaines. Plusieurs fois il est tombé sur le sol, en butant sur une racine, ou sur une pierre, mais chaque fois il s’est relevé et il a continué à courir vers l’endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba, sans les voir. Enfin, Nour l’a rejoint, l’a pris par le bras ; mais l’homme continuait à courir en criant, entraînant Nour avec lui. Il allait droit devant lui, comme s’il voyait Ma el Aïnine et son fils, il avançait vers eux sans se tromper. Alors les guerriers du cheikh ont eu peur, ils ont empoigné leurs fusils pour empêcher l’aveugle d’avancer. Mais le cheikh a dit simplement :
« Laissez-les venir. »
Puis il est descendu de son chameau et il s’est approché du guerrier aveugle.
« Que veux-tu ? »
Le guerrier aveugle s’est jeté sur le sol, les bras tendus en avant, et les sanglots secouaient son corps, l’étouffaient. Seul, le long gémissement aigu continuait à s’échapper de sa gorge, devenu faible et haletant comme une plainte. Alors c’est Nour qui a parlé :
« Donne-lui la vue, grand roi », a-t-il dit.
Ma el Aïnine a regardé un long moment l’homme allongé par terre, son corps secoué par les sanglots, ses habits en haillons, ses pieds et ses mains ensanglantés par le chemin. Sans rien dire, il s’est agenouillé à côté de l’aveugle, il a posé la main sur sa nuque. Les hommes bleus, et les fils du cheikh sont restés debout. Le silence était si grand à cet instant que Nour a ressenti un vertige. Une force étrange, inconnue, jaillissait de la terre poussiéreuse, enveloppait les hommes dans son tourbillon. C’était la lumière du couchant, peut-être, ou bien le pouvoir du regard qui s’était fixé sur ce lieu, qui cherchait à s’échapper comme une eau prisonnière. Lentement, le guerrier aveugle s’est redressé, son visage est apparu à la lumière, maculé par le sable et l’eau des larmes. Avec un coin de son haïk bleu ciel, Ma el Aïnine a essuyé le visage de l’homme. Puis il a passé la main sur son front, sur ses paupières brûlées, comme s’il voulait effacer quelque chose. Le bout de ses doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières de l’aveugle, et il a soufflé doucement sur son visage, sans prononcer une parole. Le silence a duré si longtemps que Nour ne se souvenait plus de ce qu’il y avait eu avant, de ce qu’il avait dit. À genoux dans le sable à côté du cheikh, il regardait seulement le visage du guerrier aveugle où une lumière nouvelle semblait grandir. L’homme ne gémissait plus. Il restait immobile devant le cheikh, les bras un peu écartés, ses yeux blessés très grands ouverts, comme s’il s’enivrait lentement du regard du cheikh.
Ensuite les fils de Ma el Aïnine sont venus, et Moulay Hiba lui aussi s’est approché, et ils ont aidé le vieil homme à se relever. Très doucement, Nour a pris le guerrier par le bras, il l’a fait lever à son tour. L’homme s’est mis à marcher, appuyé sur l’épaule du jeune garçon, et la lumière du couchant brillait sur son visage comme une poussière d’or. Il ne parlait pas. Il avançait très lentement, comme un homme qui a traversé une longue maladie, en posant ses pieds bien à plat sur le sol caillouteux.
Il avançait en titubant un peu, mais ses bras n’étaient plus écartés, et il n’y avait plus de souffrance dans son corps. Les gens du désert restaient immobiles et silencieux, en le regardant marcher vers l’autre bout de la plaine. Il n’y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux, et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l’horizon. Et sur l’épaule de Nour, sa main était devenue légère, comme celle d’un homme qui sait où il va.
Oued Tadla, 18 juin 1910
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l’aube. C’est le général Moinier qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier, deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait, vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers.
Le même jour, l’autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté la ville de Zettat, pour former l’autre branche de la tenaille qui devait pincer les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord.
Devant les soldats, la terre nue s’étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du ciel. Le vent ardent de l’été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la lumière comme une brume.
Personne ne parlait. Les officiers à l’avant poussaient leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l’espoir d’échapper un peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l’horizon, pour voir ce qu’il y aurait : l’eau, les villages de boue, ou l’ennemi.
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois qu’on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l’irréductible, le fanatique, l’homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert, lui, la tête de la rébellion, l’assassin du gouverneur Coppolani.
« Rien de sérieux », disait l’état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. « Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie. »
Mais le vieil homme du désert était insaisissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de lui encore, cette fois sur la côte, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya, à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait avec ses guerriers sur son « territoire », là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet el Hamra, dans sa « forteresse » de Smara. Impossible de l’en déloger. Et puis il y avait le mystère, la superstition. Combien d’hommes avaient pu traverser cette région ? Tandis qu’il chevauchait aux côtés des officiers, l’observateur se souvenait du voyage de Camille Douls, en 1887. Le récit de sa rencontre avec Ma el Aïnine, devant son palais de Smara : vêtu de son grand haïk bleu ciel, coiffé de son haut turban blanc, le cheikh s’était approché jusqu’à lui, il l’avait regardé longuement. Douls était prisonnier des Maures, les vêtements en haillons, le visage meurtri par la fatigue et par le soleil, mais Ma el Aïnine l’avait regardé sans haine, sans mépris. C’était ce regard long, ce silence, qui duraient encore, qui avaient fait frissonner l’observateur, chaque fois qu’il avait pensé à Ma el Aïnine. Mais il était peut-être le seul à avoir senti cela, en lisant autrefois le récit de Douls. « Un fanatique », disaient les officiers, « un sauvage, qui ne pense qu’à piller et à tuer, à mettre à feu et à sang les provinces du Sud, comme en 1904, quand Coppolani avait été assassiné dans le Tagant, comme en août 1905, quand Mauchamp avait été assassiné à Oujda. »
Pourtant, chaque jour, tandis qu’il marchait avec les officiers, l’observateur sentait en lui cette inquiétude, cette appréhension qu’il ne pouvait comprendre. C’est comme s’il redoutait de rencontrer tout à coup, au détour d’une colline, dans la crevasse d’un ru sec, le regard du grand cheikh, seul au milieu du désert.
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