« L’Éternel a parlé à Moïse, il a dit : je suis l’Éternel, j’ai apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob. J’étais IAOH, le souverain, je ne me suis pas montré à eux comme un esprit. Alors, j’avais fait alliance avec eux, en leur donnant le pays de Canaan, cette terre de leur errance où ils avaient vécu en étrangers. Enfin, j’ai entendu les gémissements des enfants d’Israël, asservis par les Égyptiens, et je me suis souvenu de l’alliance. Parle aux enfants d’Israël, dis-leur : je suis l’Éternel. Je veux vous soustraire aux malheurs de l’Égypte, je veux vous délivrer de l’esclavage. Et je vous affranchirai en tendant le bras, en envoyant des châtiments terribles. Je vous adopterai comme mon peuple, je serai votre roi. Et vous reconnaîtrez que je suis IAOH, l’Éternel, car je vous aurai délivré du malheur de l’Égypte. Alors je vous ferai entrer sur la terre que j’ai promise à Abraham, à Isaac, à Jacob, je vous la donnerai comme possession héréditaire. »
Les paroles résonnaient dans le silence de la montagne. Jacques se penchait vers Esther, l’entourait de son bras. « Qu’as-tu donc ? Tu as froid ? » Elle secouait la tête, mais sa gorge était serrée. « Pourquoi faut-il qu’il y ait la guerre ? Ne peut-on vivre en paix ? « Jacques disait : « Il faut que ce soit la dernière guerre, qu’il n’y en ait plus jamais d’autres. Alors, les paroles du livre seront accomplies, nous pourrons rester sur la terre que Dieu nous a donnée. »
Mais la montagne, au-dessus de la ville d’Haïfa, était blanche d’ossements. La lumière n’était pas douce. Elle brûlait les yeux, elle était violente et féroce, et la peur était dans le vent, dans le ciel bleu, dans la mer. « Je suis fatiguée, si fatiguée », disait Esther. « Je voudrais tellement me reposer. » Jacques la regardait, sans comprendre. Sur lui, la lumière était plus douce, sur ses cheveux et sa barbe blonde, dans ses yeux pâles. Elle parvenait à sourire. Elle regardait sa grande main blanche entre ses mains à elle, si noires, si petites, des mains de bohémienne. Ils restaient allongés sur la pente caillouteuse, ils respiraient l’odeur du myrte et des pins, ils écoutaient la musique furtive du vent.
Quand le soleil redescendait vers la mer, Jacques prenait la main d’Esther, et ils marchaient à travers les oliviers, de terrasse en terrasse, jusqu’aux maisons de la ville nouvelle. La plaine était devant eux, avec quelques fumées légères. Les pigeons volaient au-dessus des toits. Dans le port, il y avait de nouveaux navires, ceux qui avaient forcé le blocus des Anglais. Esther et Jacques entraient dans les rues de la ville sans se lâcher la main. C’est comme cela qu’ils s’étaient fiancés.
Le 14 mai au matin, les gens ont commencé à arriver sur la place de Jaffa, devant la Grande Mosquée, et le long de la plage. Certains n’étaient venus que pour quelques heures, des fermes des environs. Beaucoup, comme Esther, Elizabeth, et Jacques Berger, étaient venus avec leurs valises, pour commencer le voyage. Les jeunes gens et les jeunes filles formaient des groupes bruyants. Quelques femmes pauvres, accompagnées de jeunes enfants, s’étaient abritées dans le bois de pins. Le soleil brillait déjà avec force. Comme les pauvres, Elizabeth et Esther s’étaient installées sur la plage, près de la vieille ville. Les gens attendaient en silence, sans savoir ce qui allait se passer. Aujourd’hui, c’était le jour où tout allait commencer, c’était ce qu’on disait. Les camions allaient emmener les gens à Jérusalem.
Maintenant, d’autres familles arrivaient sur la plage. C’étaient pour la plupart des gens venus d’Europe centrale, vêtus d’habits noirs. Ils s’installaient sur les dunes, à côté de la route, et ils attendaient en regardant la mer, sans impatience. Seuls les enfants et les jeunes gens ne tenaient pas en place. Ils parcouraient la plage, s’interpellaient. Certains avaient apporté des instruments de musique, un accordéon, une guitare, un harmonica. On entendait de temps à autre un brouhaha de chansons.
Personne ne pensait à ce qui allait arriver, à cette journée. C’était comme d’être séparé du temps, en train de flotter au-dessus de la terre. Cette journée était comme cela, sans commencement ni fin. Quand les camions étaient venus dans le camp des immigrants, à Haïfa, il faisait encore nuit. Esther et Elizabeth dormaient tout habillées, avec leurs valises prêtes à côté d’elles. En un instant, elles étaient montées dans le camion. Jacques, lui, était monté dans un camion où il n’y avait que des hommes, tous armés pour le cas où ils seraient attaqués sur la route. Quand les camions étaient entrés dans Tel-Aviv, le soleil brillait. Pour cela, cette journée paraissait n’avoir pas eu de commencement.
Quand les camions sont entrés, ils ont croisé un convoi qui roulait en sens inverse, vers Haïfa. Tous les hommes sont descendus sur la route pour regarder le convoi. Ils criaient et applaudissaient. Jacques est venu retrouver Esther. Ses yeux brillaient d’émotion. Il a dit : « Ce sont les Anglais qui s’en vont. Nous sommes libres ! » Les blindés anglais roulaient lentement sur la route poussiéreuse, et au milieu du convoi il y avait l’auto du haut commissaire Cunningham. Ils sont passés devant les hommes et les femmes, ils ont disparu dans le nuage de poussière, vers le croiseur Euryalus qui les attendait.
Maintenant, sur la plage, les gens ont commencé à manger, du pain, des olives, des fruits. Des jeunes gens, sur des feux de bois mort, avaient fait rôtir deux moutons, et ils distribuaient les morceaux de viande grillée autour d’eux. Un des garçons est venu au-devant d’Esther, il lui a tendu l’assiette où étaient les morceaux de viande. Esther s’est servie, et Elizabeth aussi, et Jacques a pris un morceau lui aussi. Le garçon avait douze ou treize ans. Il avait un joli visage hâlé, des cheveux bouclés, et d’immenses yeux noirs brillants comme le jaspe. Esther lui a demandé en français : « Comment t’appelles-tu ? » Mais il ne comprenait pas. Jacques a traduit. « Yohanan. Il dit qu’il vient de Hongrie. Il va aussi à Jérusalem. » Il est reparti pour distribuer les morceaux de viande, aux familles qui attendaient sur la plage.
Quand ils ont eu fini de manger, ils se sont lavé les mains avec du sable et de l’eau de mer. Jacques Berger a pris le Livre du Commencement, et il a commencé à lire lentement, en traduisant au fur et à mesure Beha’ alole’ha, le passage qui parle de la lumière qui était suspendue dans le ciel, comme un météore, jusqu’au matin, et le nuage qui recouvrait la tente du tabernacle, et qui guidait le peuple de Moïse dans le désert. Esther écoutait les mots mystérieux et lointains, et cela résonnait étrangement ici, sur cette plage, devant la mer si bleue, sous le ciel, avec les immigrants qui attendaient de loin en loin, et les enfants qui jouaient dans le sable, la musique de l’harmonica qui venait d’on ne savait où, et l’odeur de la fumée. Esther pensait aux lumières qu’elle avait vues à Saint-Martin, la première fois qu’elle était entrée dans le chalet, les bougies allumées dans la pénombre, et le vieil homme, Eïzik Salanter, vêtu de son châle blanc, qui lisait les mots de cette langue douce et âpre qu’elle ne comprenait pas.
Un peu avant quatre heures, Esther et Jacques sont allés jusqu’au musée, dans la vieille ville. Ils marchaient avec la foule, les jeunes gens, les enfants. Autour du musée, il y avait des soldats armés, et aussi des miliciens portant brassard. La grande avenue était pleine de monde, et tout était silencieux. Ceux qui arrivaient, s’arrêtaient, attendaient sans faire de bruit, sans parler. D’une voiture sont descendus des hommes, des femmes, qui sont entrés dans le musée. Par-dessus les têtes, en se mettant sur la pointe des pieds, Esther a vu un petit homme vêtu de noir, au visage de vieux pâtre, avec une ample chevelure blanche. Ensuite un haut-parleur, fixé dans le jardin de la vieille maison, a commencé à diffuser la voix un peu rauque, voilée, et chacun s’était arrêté de respirer pour écouter ce qu’elle disait, même ceux qui ne comprenaient pas l’hébreu. Penché sur Esther, Jacques traduisait les paroles : « Israël est le lieu où est né le peuple juif, c’est là que sont nées sa religion, son indépendance, sa civilisation… Pour lui, et pour l’univers, c’est là que fut écrit le Livre, pour qu’il soit donné au monde… » Il s’est arrêté de traduire, parce qu’il ne pouvait plus parler. Quand la voix d’un seul coup s’est tue, il y a eu un silence, puis un chant a commencé à résonner, d’abord lointain, et de proche en proche, gagnant la rue tout entière, les rues voisines, si loin que le monde entier devait l’entendre. Esther ne chantait pas, parce qu’elle n’avait jamais appris les paroles, mais sa gorge était serrée et ses yeux pleins de larmes. Il y a eu un autre silence, et le haut-parleur a porté la voix légère et lente du vieux rabbin Maimon qui donnait sa bénédiction. Jacques s’est penché vers Esther, il a dit : « Israël existe, Israël est proclamé. » Au-dessus du musée, le drapeau est monté sur la hampe, avec l’étoile bleue qui flottait dans le ciel.
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