Mais c'est son visage que j'interroge. Son visage surgi de la nuit, vaguement extatique, ses beaux yeux en amande qui regardent ailleurs, au-delà de l'objectif, à travers le réel. Ses yeux d'agate et d'onyx, l'arc parfait de ses sourcils mangés par la frange de ses cheveux noirs. Je reconnais ce visage, ce regard. C'est celui de Liliana que j'ai croisée au bord de la lagune, à qui j'ai parlé. À Orandino, elle était une autre personne. Non plus une poupée, mais une jeune femme libre, qui a planifié sa vie, qui a décidé de rompre avec son passé. J'étais sûr qu'elle réussirait, qu'elle s'en sortirait. Et maintenant que je l'ai perdue, c'est le visage de la prisonnière qui m'obsède, comme si, à force de regarder cette photo, j'allais pouvoir entrer dans son histoire, retrouver sa trace.
Sur la route pavée qui longe la Zone, j'ai erré comme un ivrogne. Les pluies ont cessé depuis des mois, mais les flaques de boue ne parviennent pas à sécher. La seule nouveauté, ce sont les grandes bougainvillées qui débordent du mur de briques et déversent une cascade de bractées mauves, roses, écarlates. Juste avant le retour de l'hiver, le printemps éclate. La fin de l'après-midi est glorieuse. Le soleil brûle dans le ciel jusqu'à l'ultime seconde, accroche des étincelles aux pierres, aux brins d'herbe, aux tessons. Dans les fissures de la muraille, de gros lézards bleu et rouge restent tournés vers l'astre, la bouche ouverte, leur gorge puisant Ensuite le soleil plonge du côté d'Ario, derrière le mont Chauve de Cam-pos, et la nuit tombe d'un seul coup. Je vois les volcans suspendus au-dessus de la brume de la Vallée, les Cuates, le Patamban, le Tancitaro, leurs sommets encore éclairés par le soleil. Et ils disparaissent à leur tour.
C'est une solitude extrême. Tout se calme, sur l'eau de la lagune, sur les champs et les routes, autour de la ville. Puis les ampoules électriques s'allument, presque au même moment, les lampadaires jaunes le long de la rue pavée qui aboutit aux Jardins. Les moustiques jaillissent comme si on ouvrait de grands sacs noirs, dans le ciel les chauves-souris vacillent, et dans les rues adjacentes les autos et les camionnettes roulent et tanguent sur les nids-de-poule, leurs phares allumés trouant la poussière.
Au jardin Atlas, comme chaque soir, elles sont là au grand complet, Chabela, Beti, Leti, Lola, Celi, Mina, Chata. Quand j'entre dans le jardin, elles ont un petit ricanement, une mine moqueuse. Don Santiago me salue. Il est toujours aussi sombre, indifférent. Au fond de la guérite, son fusil est à sa place contre le mur. Santiago est vraiment un survivant du temps où les cristeros ont fusillé les fédéraux dans la caserne, en tuant tout, même les chiens et les poules dans la cour. Bien entendu, il est trop jeune pour avoir participé à la tuerie, mais j'imagine sa mère le conduisant à la fenêtre, pour qu'il voie passer la charrette à mules qui emporte les cadavres vers les champs, où ils seront jetés dans une tranchée remplie de chaux vive.
Les filles sont alignées contre le mur, sous la varangue, elles attendent. Certaines sont debout, d'autres assises sur les chaises en plastique. Elles bavardent un peu, elles fument, elles boivent de la bière au goulot. Elles sont laides. Leurs yeux sont noircis au rimmel, leurs bouches agrandies par le rouge couleur de fraise, couleur de sang. Leurs habits sont démodés, robes noires décolletées, chemisiers transparents, soutiens-gorge aux lourdes armatures, mauves, roses, noirs. Elles sont sanglées par des ceintures dorées, elles portent excessivement bijoux de pacotille, croix en pendant, boucles d'oreilles, colliers. Une avec un haut de bikini dont les lanières se nouent derrière son cou. Une autre en chemisier noir, sans jupe, les jambes serrées pour cacher sa culotte. Une autre encore, masquée par des lunettes de soleil extravagantes en forme de papillon, cerclées de blanc, pareille à un des frères Rapetou.
Je les connais. Je les ai vues lorsque je suis venu à la recherche de Liliana. Elles ont la clef de mon mystère, sans doute, elles connaissent l'histoire de ma Lili. Elles savent où le Terrible l'a enfermée. Peut-être même qu'elles l'envient, parce qu'il l'a choisie et qu'elles restent prises dans leur gangue. Peut-être qu'elles imaginent que Lili est partie avec lui pour un nouveau monde, une ville du Nord, pleine de lumières et de luxe.
Elles sont figées, elles regardent devant elles. Leurs yeux sont tachés d'une taie. Leurs visages sont marqués de traits amers qui tirent leurs joues, abaissent les commissures de leurs lèvres, les bords externes de leurs paupières. Dans la lumière des néons, dans cette sorte de vertige qui me prend, elles ressemblent à des noyées.
J'ai bu plus que de raison. J'essaie de parler aux filles, mais elles se moquent de moi, me jettent des lazzis. Avec l'une d'entre elles, petite, forte, des cheveux roux épais et durs, une perruque peut-être, j'essaie de danser un boléro. Dans le jardin, au milieu des lampions allumés, un couple tourne à contre-rythme, s'alanguit. Tout à fait au bout de la varangue, près de l'ancien lavoir, je crois voir Lili. Elle est assise dans la pénombre, avec un gros type qui ressemble à un boucher, un buste énorme, qui gonfle sa chemise blanche à manches courtes, ouverte sur son ventre. La fille est en jupe courte, corsage noir, ses jambes lacées de Spartiates. Je vois briller ses ongles de pied rose bonbon. Elle doit avoir seize ans au plus.
Quand je m'approche, elle relève la tête et me dévisage. Ce n'est pas Lili, mais elle lui ressemble. Elle a un visage triste de fille sage, une frange au ras de son regard vide. Contre elle, je vois le visage du boucher, ses yeux pareils à des billes. Il a posé sa main aux doigts courts sur la poitrine de la fille, comme s'il cherchait son cœur. Elle est penchée sur l'homme, et en même temps elle appuie une main sur ses genoux serrés pour se rejeter en arrière. Il me semble que je n'ai jamais rien vu d'aussi mensonger, d'aussi dénaturé.
Je me souviens à peine de ce qui s'est passé ensuite. J'ai crié, avec colère : Où est-elle, ou l'avez-vous emmenée ? D'abord ma danseuse m'a tiré par la main, elle m'a attiré vers le rideau de l'alcôve, et j'ai cru qu'elle allait me montrer le corps sans vie de Lili, son visage noirci par la strangulation. Dans la chambre il y a une fille que je ne connais pas. J'entends les autres rire sous la varangue, je répète avec une voix d'ivrogne : Menteurs, voleurs, assassins ! Je crie le nom du Terrible. Je voudrais le provoquer, le frapper comme il frappe ses filles. Santiago est à côté de moi. Son visage n'exprime aucune colère. Seulement, il me saisit les poignets et il me fait marcher à reculons jusqu'à la porte. Il me dit : Il n'y a pas de Terrible ici. Le propriétaire s'appelle Juan Dominguez. L'alcool rend parfois lucide, je me souviens à cet instant du refrain que j'ai entendu à l'Emporio, dans la bouche d'un anthropologue : No es lo mismojuan Dominguez y no me chingues. D'un seul coup ma colère est tombée, je suis pris d'un rire bêta, enfantin.
Santiago a une voix presque douce. Il parle à celui que je suis, le fils de bourgeois, l'enfant gâté qui ne connaît rien des bas-fonds, l'étudiant qui a appris la vie dans les livres, et qui fera un jour un bon maître d'école, un bon mari, peut-être même un bon écrivain.
Dans la rue, il me pousse dans la direction de la voie ferrée, vers la lumière. Je sais que je ne reviendrai jamais au jardin Atlas.
Quelques jours plus tard, en lisant le numéro hebdomadaire de La Jornada, j'ai appris l'arrestation d'Iban Omar Guzmán, dit le Terrible, sous l'inculpation de proxénétisme et de séquestration. Un long éditorial, signé Alcibiade (chacun sait ici que sous ce nom de plume se cache l'avoué Trigo, l'aide de camp d'Aldaberto Aranzas), appelait à l'épuration de la Vallée, à la fermeture des Jardins d'Infamie (titre de l'édito), et à la proclamation de la loi sèche sur tout le territoire. C'était ironique.
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