« C'est Marikua qui nous a apporté Nurhité [1] Nurhité, Clinopodium laevigatum. (Note du géographe.)
. Je t'ai déjà parlé d'elle. Sangor l'appelle Notre Déesse, parce qu'elle est la plante qui nous réconforte et nous fait vivre. Quand Jadi et Sangor sont arrivés à Campos, ils l'ont goûtée pour la première fois. Marikua leur a fait connaître Nurhité, c'est un secret des Indiens de la montagne. Ce sont des feuilles vert sombre, un peu dentelées, qu'ils cueillent dans des ravins, là où personne ne marche.
« Nurhité est sauvage, on ne peut pas la planter ni la semer. Elle pousse librement, là où elle veut, et si on essaye de la déplacer elle meurt Chaque semaine, les jeunes gens des villages indiens vont la cueillir dans la montagne. Lorsque Marikua s'est installée à Campos avec Sangor, elle a montré aux jeunes garçons et aux jeunes filles les endroits secrets, du côté de La Cantera, de Tarecuato, au pied d'une montagne qui s'appelle Tzintzunhuato, la montagne des colibris. Ils vont cueillir les feuilles surtout en hiver, après les pluies, quand la plante est belle et forte et qu'elle peut donner ses branches. Je suis allé avec eux.
« Nous prenons l'autocar pour Los Reyes, nous descendons au grand virage, à l'endroit où on voit le pic du Tancitaro enneigé au-dessus de la forêt de pins. Nous marchons pendant une demi-journée, jusqu'à midi, et nous campons au pied de la montagne des colibris, sous les pins, sans faire de feu pour ne pas attirer l'attention. C'est une région dangereuse, les habitants des villages indiens nous ont prévenus que les trafiquants de drogue circulent dans la montagne.
« Au lever du jour, nous allons chacun de notre côté dans les ravins pour cueillir les feuilles, remplir nos sacs. Nous allons très loin dans la montagne. Nous avons appris à reconnaître tous les endroits, et aussi les oiseaux, les perdrix, les geais bleus, les aigles et les vautours. Toute la journée nous cueillons les feuilles, et le soir nous dormons serrés les uns contre les autres pour ne pas sentir le froid. Chaque nuit nous entendons crier une chouette et nous avons peur. Mais nous n'avons jamais vu d'oiseaux-mouches, seulement de grands papillons noir et jaune qui s'accrochent aux pins.
« Une fois, nous avons entendu les porteurs de drogue. Ce sont les geais bleus qui ont donné l'alerte. Nous nous sommes cachés dans les buissons, sans bouger. Ils sont passés tout près, j'ai vu leurs fusils, et les sacs de corde dans lesquels ils portent la cocaïne. Ils viennent des Terres chaudes, ils apportent la drogue à la Vallée, et plus loin, à Guadalajara, à Mexico. Marikua dit qu'ils tuent tous ceux qu'ils rencontrent, et qu'ils violent les femmes. Quand nous avons peur, ou quand nous sommes fatigués, nous mettons des guirlandes de feuilles de nurhité sur nos têtes, et nous sentons que la déesse nous protège.
« Au retour à Campos, c'est la fête. Tout le monde nous attend. Marikua nous prépare le kamata nurhité, l'atole de nurhité, avec le maïs en poudre, c'est à la fois doux et amer, c'est fort comme la montagne où vit la plante. Nous buvons et nous nous allongeons à l'ombre dans les maisons pour dormir jusqu'au soir. »
Raphaël a ajouté un post-scriptum, une page sur laquelle il avait marqué
« Au début, notre langue n'existait pas. Elle s'est faite petit à petit, avec les nouveaux arrivants. Tous ceux qui viennent à Campos sont au bout de la route, ils n'ont pas d'autre endroit où aller. Même Efrain savait qu'ici la police ne pourrait pas le retrouver. Seuls Sangor et Marikua habitaient dans la Vallée avant même que Jadi ne vienne. Au commencement, chacun parlait sa langue, l'espagnol, l'anglais, ou le français. C'est étrange, parce que, dès qu'ils entrent dans Campos, ils apprennent à parler la langue des autres, et ils oublient la leur. C'est comme cela qu'elmen est apparu. Je ne sais pas qui a trouvé ce nom. On m'a raconté qu'autrefois, au temps des jésuites, vivait à Campos un homme qui avait nommé l'endroit Armen, ou Almen, ce qui signifiait pierre dans sa langue, parce qu'il n'y avait que des pierres ici. Et le nom est resté.
« Dans elmen, chacun parle comme il veut, comme cela lui vient, en changeant les mots, ou bien en se servant des mots des autres. Ce qui est particulier, c'est que cette langue ne sert pas seulement à parler, mais à chanter, à crier, ou à jouer avec les sons. Parfois tu as simplement envie de faire des sons, pour rire, pour imiter. Tu changes l'ordre des mots, tu transformes les sons, tu ajoutes des parcelles d'autres mots à l'intérieur, ou tu imites les accents, mais aussi le bruit de la pluie, du vent, du tonnerre, le cri des oiseaux, la voix des chiens qui chantent la nuit Quelquefois aussi tu cherches à renverser les phrases, ou bien tu mets ensemble tous les sons qui se ressemblent, ou encore tu retournes les mots, et l'autre cherche à deviner ce que tu as dit. C'est un jeu. Quand nous sortons de Campos, nous parlons elmen entre nous, nous savons que personne ne peut comprendre. Dans la Vallée, les gens nous entendent, ils croient que nous sommes fous. Un jour, j'étais au marché avec Oodham, quelqu'un nous a arrêtés et nous a dit : “Je parlais comme vous quand j'étais un bébé.” « C'est cela la langue de Campos. »
c'est le nom que Jadi avait donné à Efrain Corvo, quand il est arrivé à Campos, je n'ai jamais vraiment compris pourquoi, peut-être à cause de The Estranged One, un livre qu'il avait aimé. Il est arrivé quand l'étoile Sirius, le chien de chasse, était encore caché par le soleil, et qu'il ajoutait sa fièvre à la chaleur, avant les pluies. Pour cela j'ai pensé qu'il était un chasseur.
« Il était un fugitif, affamé et épuisé, et le Conseiller l'a accueilli et lui a dit qu'il pouvait rester pour reprendre des forces avant de continuer sa route. Il venait du Brésil, il avait marché sur les routes, et traversé les marécages et les forêts, sans papiers, sans argent, en mangeant comme il pouvait, en couchant dehors. Il était grand et maigre, la peau brûlée par le soleil, ses habits en lambeaux, et Jadi lui a donné des vêtements propres et des sandales. Il ne parlait pas notre langue, seulement le portugais, qu'il mélangeait à l'anglais et à l'espagnol. Il s'est installé à Campos, comme s'il ne devait plus en partir.
« Au début, j'aimais bien lui parler. Il me rappelait quand nous avions fui vers le sud, mon père et moi. Il racontait que les Indiens de la forêt l'avaient hébergé pendant des mois, sur une rivière appelée Chucunaque.
Il avait cherché de l'or et des huacas. Il avait travaillé dans une scierie, comme mon père. Il avait chassé le jaguar pour vendre les peaux. Il nous racontait tout cela en mimant, et il terminait toujours par les mêmes mots, moitié portugais, moitié espagnol : a barcosh, a caballosh, pour dire qu'il s'était enfui. La police le recherchait, mais il ne donnait pas la raison. Il disait qu'il y avait une récompense, mille dollars pour sa tête.
« Nous aimions bien l'écouter. Il nous a appris à fumer des cigarettes, même si cela ne plaisait pas au Conseiller. Il avait un couteau, il nous a appris à le lancer contre les arbres. Il se moquait de nous quand nous partions pour l'enseignement, dans la maison commune. Il se vantait de choses extraordinaires, qu'avant de partir de Campos il ferait une grande fête, il achèterait un bœuf entier pour le rôtir de la tête à la queue. Il ne croyait pas aux végétariens.
« Il parlait des filles aussi. Il voulait savoir quelles étaient les filles libres, ou si nous avions une fiancée. Il se moquait d'Oodham à cause de Yazzie, il disait qu'elle était prête, qu'il devait s'en occuper. Moi, je n'aimais pas la façon dont il regardait Hoatu. Il la suivait des yeux quand elle passait, en sifflotant entre ses dents, mais il n'a jamais fait de commentaire.
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