« Il nous dit aussi que ce sont les étoiles les plus importantes, et chaque année, au mois de décembre, nous restons éveillés une partie de la nuit pour les voir passer au zénith et redescendre vers l'ouest.
« La première fois que je les ai regardées, j'étais fier parce que j'avais pu voir les sept points, et que le Conseiller m'avait dit que très peu de gens parvenaient à voir la septième étoile, et c'est pourquoi les Arabes l'avaient appelée l'Épreuve. Il m'avait dit le nom des autres : “La plus brillante, en haut, à gauche, c'est Atlas, le père. Les autres sont ses filles, Alcyone, Astérope, Célaeno, Électra, Maia, Mérope. Mais tu ne peux pas voir Electra, il faut un télescope.” J'avais scruté longtemps le ciel en imaginant que je pourrais voir Electra. A la fin j'avais la tête qui tournait. Jadi m'a consolé : “Moi aussi, quand j'avais ton âge, je pouvais les apercevoir toutes. Maintenant je porte un nuage dans mes yeux, c'est à peine si je peux distinguer la tache claire qu'elles font dans le ciel, et même pour cela je dois regarder avec le côté de l'œil.”
« Personne ne m'avait parlé ainsi du ciel. Maintenant, chaque fois que le ciel est dégagé, et la lune noire, j'attends la nuit avec impatience pour me coucher sur la terre et me laisser aller dans les astres.
« Le ciel bouge tout le temps, il n'est jamais semblable d'une nuit à l'autre. Nous regardons marcher les étoiles. Près de la longue trace de la Galaxie, à l'endroit où, vers le nord, elle forme un creux, je guette d'un côté Polaris, de l'autre Algol, le loup. La famille des sept filles remonte le long du serpent d'étoiles, en fuyant Aldébaran, elle glisse sur un radeau le long de la rive, au large d'une voile en triangle. En septembre, après les pluies, nous attendons l'arrivée des étoiles filantes. Et le grand cerf-volant qui traverse lentement la Voie lactée, en route sur le vent du nord.
« Je voulais en savoir plus. J'espérais les nuits d'observation. J'allais voir Jadi, je lui disais : “Est-ce pour ce soir ?” Il souriait de mon empressement. Il disait : “Le ciel est pour nous aussi important que la terre, mais il ne doit pas être plus important.” Sans doute pensait-il que je pouvais m'isoler dans cette contemplation, perdre tout contact avec le réel. Le ciel est une récompense pour celui qui donne ses forces à la terre, non seulement à la terre, mais à toutes les créatures. Jadi voyait que je n'avais pas assez de relations avec les autres habitants de Campos, avec les garçons de mon âge. Je ne parlais plus à Oodham. Cette façon qu'il avait d'espionner les filles à leur bain, son obsession pour Yazzie, que le Conseiller appelle Coton-maïs à cause de la couleur de ses cheveux. Tout cela me paraissait puéril, inutile.
« Jadi me voyait partir le matin travailler aux champs avec ma bêche, pour planter le maïs, pour épierrer. J'allais dans la partie la plus haute, à l'écart des autres. J'étais renfermé, je prenais mes repas seul, non loin de la colline, assis sur une pierre, à manger mon pain. Un jour, alors que je passais devant lui, il m'a arrêté et il a soulevé la manche de ma chemise, et il a vu sur mon poignet le dessin des sept étoiles que j'ai fait avec un clou chauffe au rouge. Il m'a grondé : “Tu ne dois pas prendre pour une vérité ce que je t'ai raconté, c'est une histoire d'un autre temps, d'un autre peuple.” Il a fabriqué une pâte avec de l'argile et il l'a étendue sur les brûlures. Mais les marques ne sont pas parties.
« C'est la seule fois que j'ai vu Jadi en colère. Après, il n'a plus voulu me parler des étoiles. Les nuits claires, quand tout le monde allait regarder le ciel, il se retirait dans sa maison en haut du village. C'est Hoatu qui a pris sa place.
« Pour me punir, les jours qui précédaient, il me donnait à accomplir des tâches particulièrement fatigantes, nettoyer les chemins et la place à la machette, laver au ruisseau les instruments de cuisine. Et le soir, je m'endormais avant même que les étoiles n'apparaissent.
« Un jour, il m'a expliqué : “Tu tires de la vanité à connaître le ciel, et tu ne te connais pas toi-même. Tu peux voir les sept étoiles de la Poussinière, tu les marques sur ton poignet. Sais-tu qu'il y en a plus de quatre cents visibles avec une simple lunette, et des milliers avec un bon télescope ? Elles te paraissent liées comme une famille, mais sais-tu qu'elles sont à des centaines d'années-lumière les unes des autres, et que si tu pouvais vivre plus longtemps qu'une vie humaine, la vie d'un arbre, par exemple, tu les verrais se séparer, changer de place, changer de figure ? Ce n'est pas le savoir que tu dois chercher, mais tout au contraire l'oubli.”
« Une autre fois, Jadi s'est moqué de moi : “Tu es un enfant, Raphaël. Tu regardes le ciel, tu cherches les étoiles et tu ne vois pas la nuit.” Je ne comprenais pas, alors il a dit : “Même si tu pouvais distinguer des milliers, des millions d'étoiles avec un télescope, ce qui est le plus grand, le plus vrai dans le ciel, c'est le noir, le vide.”
« Pourtant, un peu après, Jadi m'a apporté un grand papier tel que je n'en avais jamais vu, souple et léger où on voyait les fibres en transparence, chaque feuille cousue à l'autre pour former une nappe blanche. Il l'a étalée sur la terre, en la calant avec des pierres pour que le vent ne l'emporte pas. Sur la feuille étaient marqués au crayon des points noirs, reliés par des lignes droites, ou par des paraboles. Par endroits, je voyais des inscriptions dans une écriture que je ne connaissais pas. Il m'a dit : “C'est la carte du ciel au-dessus de nous, à Campos, du début à la fin de l'année.” Jadi m'a donné un crayon de charpentier. Il a dit : “J'ai commencé cette carte il y a longtemps, quand je suis arrivé ici. Maintenant, mes yeux sont faibles, et c'est à toi que je demande de continuer.” J'ai montré les caractères étranges qui figuraient à côté des dessins des constellations. “Je ne sais pas ce que cela signifie.” Jadi a eu un sourire. Il a dit : “C'est elmen, l'écriture des astres. Je te l'enseignerai.”
« C'est ainsi que je suis devenu le dessinateur du ciel.
« Pour toi j'écris le nom de notre langue :
« Je te dirai davantage sur ce sujet plus tard. A présent, je voudrais te parler de
« Quand Anthony Martin, notre Conseiller, s'est installé à Campos, il n'y avait rien qu'une montagne de cailloux et de grands terrains couverts de ronces et d'herbes, là où les jésuites avaient autrefois leurs plantations de maïs. Il y avait aussi les grands arbres, les goyaviers, les manguiers, et des grenadiers, des papayers redevenus sauvages. Jadi ne connaissait rien aux plantes, aux herbes médicinales, aux parfums. Il m'a dit un jour : “Je suis né chasseur, je ne connais que le désert, les plaines d'herbes où courent les antilopes. Je n'ai pas reçu à ma naissance les secrets des racines, des écorces et des fleurs. Les hommes de mon peuple se croyaient éternels.”
« C'est une Indienne de la montagne, appelée Marikua, qui a fait notre jardin, avec un homme d'Haïti nommé Sangor, de son vrai nom Gibson Sanglé. Avant de venir ici, Sangor était médecin au dispensaire de la Croix-Rouge dans la Vallée. Il devait être envoyé dans un autre pays, mais il a préféré rester, il s'est installé à Campos avec Marikua. Ce sont eux qui ont apporté toutes les plantes qui nous soignent. »
« Ils ont choisi la pente qui se trouve en bas du village, près de la tour d'observation. Ils ont préparé la terre avec du fumier de cheval, ils ont planté dans la partie basse les légumes, les haricots, les tomates. Au milieu ils ont mis les plantes à décoction et à parfum, le thym, l'anis, la sauge, la citronnelle, et en haut, près du mur en ruine de l'église, ils ont fait pousser les espèces rares, les ipomées, les digitales, les sensitives. Dans l'ombre des ruines, les plantes timides, la menthe, la gentiane, le datura, les plantes à teinture, les orchidées et les cat-deyas qui se vendent au marché. Un peu plus loin, sur les pierres, l'escabiosa pour les yeux, répinard amer, la quinine créole pour la fièvre. Sangor connaît les plantes qui guérissent les morsures de serpent et les piqûres de scorpion, le gaïac, le bois de vie pour calmer les rhumatismes, la liane aux fleurs blanches pour baigner le corps, la mère du cacao pour sécher les démangeaisons, la coriandre pour rafraîchir les enfants fiévreux, le tamarin pour purger. Marikua connaît d'autres médecines, la véronique, la casse puante, le basilic, le calebassier pour les jointures, le gingembre doré, la fibre de coco pour tuer le nerf des dents malades, la papaye pour les maux d'estomac, l'achiote pour calmer les piqûres d'insectes, les feuilles de patchouli pour parfumer son corps avant l'amour. »
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