« Dans la maison de Hoatu, des fillettes dormaient dans l'entrée, enroulées dans la même couverture. C'étaient les jumelles Bala et Krishna. Nous les avons enjambées sans les réveiller, et nous avons écarté le rideau de la chambre. Je me souviens, mon cœur battait très fort, je tremblais un peu. Je pensais que j'allais voir quelque chose d'interdit.
« Je regardais à l'intérieur de la chambre, et quand mes yeux se sont accoutumés à l'obscurité, j'ai distingué deux formes sous la moustiquaire. Il faisait chaud et lourd. À un moment, Hoatu a relevé la moustiquaire et j'ai vu son épaule et son dos très blancs, et j'ai vu un corps à la peau sombre serré contre elle et les bras qui l'entouraient. J'ai deviné que c'était Christian, mais je n'ai pas compris tout de suite qu'ils étaient en train de s'aimer.
« Cela a duré longtemps, j'écoutais le bruit de leur respiration, comme un effort, comme une douleur, je sentais l'odeur de leur sueur. Je me souviens de ce que j'ai ressenti alors, de mon sexe qui durcissait. En regardant Oodham, j'ai vu que lui aussi ressentait le même trouble, il était appuyé sur les coudes, il ne détachait pas son regard de la chambre. Il a pris ma main et l'a posée sur son bas-ventre, et j'ai senti son sexe bandé. À un moment, Hoatu a gémi, mais pas de douleur, plutôt comme un soupir contenu, et au même instant Oodham a respiré plus fort, et il a émis un liquide chaud. À Rivière-du-Loup, cela m'est arrivé plusieurs fois, le matin quand je rêvais à moitié, et un jour le père Borg qui surveillait les dortoirs est entré brusquement, il a arraché mon drap et il m'a chassé vers la salle des douches. Et par la suite, quand j'étais allé à la confession, il m'avait parlé sévèrement, il avait dit que les jeunes garçons ne doivent pas rester couchés de tout leur long dans leur lit sans dormir, que je devais rester propre et pour cela laver mes parties en tirant bien sur la peau pour qu'il ne reste rien qui puisse sentir mauvais.
« Après l'amour, Christian et Hoatu se sont endormis en se tenant enlacés. Oodham est parti furtivement, mais moi je suis resté longtemps dans la maison, sur le seuil de la chambre, à écouter le bruit tranquille de leurs respirations.
« C'est cette nuit que j'ai commencé à aimer Hoatu. Non pas comme un homme aime une femme, pour être couché contre elle et sentir la chaleur de son corps, mais beaucoup plus grand, comme la nuit et les étoiles, le jour qui se lève, les nuages et les montagnes, les fleurs sur la colline, l'eau du ruisseau où se baignent les filles.
« C'était la première fois que je ressentais cela. Je ne l'ai pas dit à Oodham, je crois qu'il se serait moqué de moi.
« Après cette nuit, nous ne sommes pas retournés dans la maison de Hoatu et Christian. Nous n'en avons jamais parlé. C'était comme si rien n'était arrivé. »
« À Campos, nous travaillons beaucoup. A l'aube, nous sommes dans les champs à sarcler, épierrer, désherber. À tour de rôle, nous nous occupons de l'étable, nous trayons, nettoyons. Nous travaillons à la laiterie, pour la fabrique des fromages frais. Ou bien nous allons au silo, pour égrener les épis de maïs. Nous avons toujours de quoi faire.
« Nous travaillons du lever du soleil jusqu'à midi, garçons et filles, et adultes aussi, par équipes de dix à douze personnes. Mais nous alternons les travaux difficiles qui se font dehors, dans les champs, et les travaux qui se font à l'intérieur, la poterie, le tricot, le tissage, l'égre-nage des épis, la mouture.
« L'après-midi est réservée à l'étude et au dialogue. Nous échangeons nos idées, ce que nous avons appris, nous nous exerçons à parler elmen, la langue de Campos. Marikua, qui est née dans ce pays, nous enseigne les mots de sa langue, parce que Jadi voudrait qu'elle fasse partie de la langue d'Elmen.
« Nous disons tiriap kamata, awanda, tinakua, tsipekua, pour dire l'atole de maïs, le ciel, l'abeille, la vie.
« Au début, il me semblait que c'étaient des vacances, de très grandes vacances. Je croyais qu'un jour un maître allait nous emmener, nous enfermer tous dans une salle comme à Rivière-du-Loup, pour nous obliger à lire, écrire, calculer. Et petit à petit, j'ai compris que le travail aux champs, la laiterie, et les discussions de l'après-midi, le dessin ou les histoires que nous écrivions, tout cela était notre école. J'ai compris que c'était un jeu. Que nous étions tous, des plus grands aux plus petits, des élèves. Et que nous étions aussi, chacun à son tour, des maîtres.
« Même mon père, qui a les mains endurcies d'avoir travaillé dans les scieries, et l'esprit endurci par l'alcool, était devenu ici pareil à un enfant qui doit tout apprendre. Il me l'a dit, un soir, avant de repartir, alors que je l'avais rejoint dans la maison commune pour le repas. Il avait travaillé au creusement d'un puits, dans la partie basse du camp, près de la tour. Le soleil avait brûlé son visage, ses habits étaient usés et couverts de poussière, mais il ne ressemblait plus à un prisonnier qui s'est évadé. Il m'a parlé de son travail, et de la pompe à oscillation inventée par les jésuites, qu'il avait réparée. II m'a demandé : « Es-tu heureux ? » Je ne savais pas quoi répondre, il m'a dit : « Si tu hésites, c'est que tu es heureux. » Il a dit aussi : « Je ne savais pas qu'il existait un endroit où on pouvait être soi-même. » Je n'ai pas bien compris sur le moment ce qu'il voulait dire. Mais j'ai senti qu'il était devenu plus proche de moi, même si nous ne pouvions plus vivre ensemble. Nous avions oublié le temps d'avant, la mort de ma mère, la fuite sur les routes. C'est le lendemain qu'il est reparti vers le nord, pour finir son temps de prison. Je ne l'ai pas revu. »
J'ai mis les feuilles de Raphaël au secret dans le classeur où je range tous les documents concernant le Tepalcatepec. Il me semble que cela fait maintenant partie de ma vie, de ce que je suis venu chercher dans cette Vallée.
Quelque temps plus tard, j'ai trouvé dans ma boîte à l'Emporio d'autres feuilles, enroulées et serrées par une petite ficelle. En haut de la première page, à gauche, Raphaël avait écrit son nom, et le titre,
« C'est lui qui est venu pour la première fois à Campos, c'est lui qui a créé notre communauté. Sans lui, rien de ce qui se trouve ici n'existerait. Sans doute nous-mêmes ne serions pas devenus ce que nous sommes. C'est pour cela qu'il est notre Conseiller.
« Quelqu'un l'a raconté à mon père, et lui me l'a raconté ensuite. Comment Jadi était né à Konawa, chez les Indiens choctaws, près de la Canadian River. Sa mère était de la nation diné, et son père français, et c'est pourquoi il s'appelait Anthony Martin. Quand il était enfant, son père a abandonné sa mère, il est retourné vivre en France avec une autre femme, dans la ville de Bordeaux. Anthony a été élevé par sa mère dans la réserve, à Gallup, en Arizona. Et parce qu'il courait vite, sa mère l'avait surnommé Jadi, ce qui veut dire antilope dans la langue diné. Plus tard, sa mère est retournée à Konawa, mais lui a décidé de voir le monde. Il a travaillé un peu partout, dans les plantations d'orangers en Californie, dans les mines d'uranium en Arizona. En même temps, il se saoulait et vivait avec des femmes, et la famille de sa mère l'a renié à cause de sa mauvaise conduite.
« Quand il a eu dix-huit ans, les États-Unis étaient en guerre contre le Japon, et Jadi s'est engagé dans l'infanterie de marine. Il s'est battu dans l'océan Pacifique, sur toutes les îles, à Guam, à Wake, à Okinawa. Puis il est resté plusieurs mois sur une île déserte à Hahashima, il s'était caché là sans savoir que la guerre était finie.
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