Le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures
volonté du monde. Ce ne sont pas des atermoiements. Je me concentre, même si ça ne se voit pas. Tout le monde aimerait savoir ce qu’il faisait durant cette heure-là. Comme une bouffée de sa propre vie qui remonterait en surface. Il suffirait d’un détail infime et tout un bloc espace/temps me reviendrait en mémoire d’un seul coup.
— Nous savons que tu étais à Paris au moment des faits.
Oui, je crois que j’étais à Paris. J’aime regarder le défilé du 14 Juillet sur les Champs-Élysées. J’y vais seul, toujours. Il me serait déjà impossible de prouver que le 14, j’étais aux Champs-Élysées, malgré des milliers de témoins tout autour de moi. Comment voulez-vous que je prouve que, trois jours plus tard, je ne tuais pas cet inconnu dans ce coin désert ? J’aimerais qu’on me présente un type qui soit capable d’avouer ce qu’il faisait durant cette heure précise. Qu’est-ce que vous faisiez ce soir-là, inspecteur ? Vous seriez bien embêté de le dire, hein ? Vous avez peut-être tué cet homme. C’est pour ça que vous vous acharnez sur moi avec tant d’enthousiasme. En tout cas, vous n’aimeriez pas qu’on sache ce que vous faisiez durant cette heure-là . Quelque chose de coupable ? Ou de minable, ce qui serait bien pire ? Qui vous dit que cette heure-là était propre ? Au-dessus de tout soupçon ? En une heure, on peut en commettre, des bassesses. Soixante minutes… autant dire une éternité. Quand on sait qu’on peut tomber amoureux en huit ou dix secondes. Quand, l’espace d’un battement de cils, une balle peut foudroyer un cœur qui marchait si bien depuis quarante ans. Cela fait déjà quatre heures que je suis assis dans ce bureau, à regarder mes pieds de peur de croiser vos yeux, monsieur l’inspecteur. Ces quatre-là, je les aurai perdues mais je ne les oublierai plus.
— Le silence n’a jamais été un bon système de défense. Si tu nies les faits, dis-moi au moins où tu étais ce soir-là.
Ne vous a-t-on pas appris à l’école de police que chaque moment que l’on passe dans une vie n’a pas forcément l’étoffe d’un alibi ? Pour vous prouver que cette heure-là n’avait rien d’exceptionnel, il faudrait que je vous parle de toutes les autres, mais il vous manquerait la patience d’un psychanalyste et la curiosité d’un ami. Il faudrait que je commence par le début, il y a bien longtemps, à l’époque où je croyais que les rêves faisaient plus de bien que de mal. En faisant un effort, je pourrais me souvenir de quelques bons moments du temps passé. Les poètes disent qu’on ne garde que ceux-là, les autres s’oublient. Optimistes, les poètes… Ils ont peut-être raison, après tout. Au lieu de perdre un temps fou à retrouver cette heure-là, perdue à jamais dans les tréfonds de ma propre histoire, il me serait bien plus agréable de repenser aux deux ou trois heures de ma vie qui valaient la peine d’être vécues.
… Le Pic du Mail, en plein soleil. J’avais les genoux en sang mais j’étais arrivé le premier…
… Jeanne, allongée sur la nappe à carreaux, en train de poser pour le Polaroid…
… L’ouverture de la « Boîte à Malices » de mon père, bien longtemps après sa mort…
Le jour va se lever bientôt et je n’aurai pas le temps de vous raconter cette histoire-là. La triste histoire d’un homme pour qui une heure en vaut une autre.
— Mens, nom de Dieu ! Mens, mais dis quelque chose !
Si vous y tenez tant que ça, pourquoi pas ? Ce 17 juillet 1994 était peut-être le jour le plus exceptionnel de l’année. Entre 22 et 23 heures, j’ai peut-être vécu un très beau moment. Une perfection d’alibi ! De quoi clouer le bec d’un inspecteur qui cherche à réveiller le coupable en moi.
Ce fameux soir du 17 juillet 1994, au beau milieu de l’esplanade du Trocadéro, j’ai dessiné à la craie une Pietà d’une beauté fulgurante et porteuse d’espoir pour les peuples désenchantés. J’ai couché avec une femme magnifique et peu farouche dans un jardin public. J’ai eu une conversation passionnante avec un suicidaire assis sur un parapet du Pont-Neuf. Et qu’importe si ma Pietà a disparu dès la première averse, si cette femme s’est dissoute dans la nuit après deux heures d’extase, et si ce désespéré a fini par se jeter à l’eau. Tous les trois auraient pu m’innocenter.
Vous ne vivez jamais ce genre de moment-là, inspecteur ? Moi non plus. Cette heure-là n’était pas le point d’orgue de ma triste existence, pas même le petit pic d’un quotidien sans relief. Et c’est justement parce qu’elle est tombée dans l’oubli qu’elle devient la plus importante de toute ma vie. Paradoxe cruel, non ?
— Dis-nous où tu as trouvé le revolver ?
Un revolver ? Moi ? Je serais incapable de trouver un trombone dans une papeterie. Le 15 juillet 1994, entre 5 et 6 heures du matin, je n’étais pas dans un bar sordide dans le coin le plus louche de la ville à la recherche d’un type qui me vendrait un revolver. Jamais je n’aurais su comment m’y prendre. Pister un revolver doit être aussi pénible que de s’en servir. Je n’ai encore jamais réfléchi à la question mais, si j’avais à tuer quelqu’un, j’utiliserais un autre moyen. Quelque chose de plus naturel . Je suis un gosse de la campagne. Là où l’on tord les cous, où l’on saigne, où l’on assomme, où l’on noie. Pas un revolver, non, ces objets-là peuplent un autre monde que le mien.
— Puisque tu ne veux rien dire sur ton alibi, on va parler mobile. Pourquoi en voulais-tu à ce type ?
Je n’ai pas tué cet homme et c’est tant pis. Après tout, il le méritait peut-être puisque quelqu’un a pris la peine de le truffer de plomb. Si j’écope de vingt années incompressibles, je passerai mon temps à regretter d’être innocent, de ne pas l’avoir tué ce soir-là entre 22 et 23 heures. Et le reste de mon existence, je serai en retard d’un meurtre.
— Parle, nom de Dieu ! Tout te désigne.
Mais non, inspecteur. Ceux qui n’ont rien à avouer ont tous des têtes de conspirateurs. Si j’avais assassiné cet homme, je serais sûrement un autre aujourd’hui. Je serais passé du côté des parias et des têtes brûlées. Dans ce camp-là, on m’aurait sans doute laissé une place. J’aurais gagné mes galons dans l’infamie. L’horreur m’aurait peut-être grandi. Et là, oui, je comprendrais que vous vous acharniez sur moi.
Les premiers rayons du soleil viennent réveiller mes paupières. L’inspecteur quitte la pièce. Ma vue se brouille à nouveau. Le sommeil, sans doute.
Je ferme les yeux.
J’irai peut-être en prison pendant les vingt années à venir si cette heure-là ne me revient pas en mémoire.
Ça me laissera le temps d’y réfléchir.
J’ai une femme, deux enfants et un magnétoscope.
Si je parle de cet appareil, c’est qu’il fait désormais partie de notre famille. Cela au prix d’un effort commun : celui du sacrifice. Il a fallu que je donne plus de cours particuliers, Sophie a revendu quelques fringues, ma fille aînée s’est passée de son excursion à Londres et mon fils a fait une croix sur sa paire de Nike. Tout le monde en avait envie et nous en avons fait l’affaire de tous. Ensemble, nous nous sommes mis d’accord sur le modèle, son esthétique, et toutes les fonctions dont chacun aurait pu avoir besoin. Il fallait nous voir, tous les quatre, lancés dans des débats quasi épiques sur les mérites comparés de telle ou telle marque. Nous y mettions du cœur, de la conviction, de la mauvaise foi aussi, et, même si chacun avait envie de faire entendre sa voix, jamais nous n’avons laissé notre désir de persuasion mordre sur le bien commun. Si tant est que le mot famille ait jamais eu un sens, cette simple machine en a donné un à la nôtre.
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