Étienne Mangin dit « Brutos », recouvreur de dettes.
— Ça n’a pas l’air d’aller, a dit Marlène sans savoir à quel point elle était dans le vrai.
Roger s’était éclipsé sans demander son reste, et je me retrouvais avec une trentaine de témoignages de solidarité qui allaient inspirer le respect d’un ambassadeur.
— Vous savez que vous lui ressemblez, Alain ?
— … Hein ?
— On ne vous a jamais dit que vous aviez son regard ? Un truc malicieux dans l’œil, ce petit rictus ambigu qui mêle le sourire au désarroi.
— … ? Écoutez Marlène, j’ai eu une journée remplie de petites choses inattendues qui finissent par me préoccuper, ce qui m’empêche sans doute de comprendre un traître mot à ce que vous êtes en train de dire.
— Vous me faites terriblement penser à Harrison.
Elle a pris une grande goulée de vodka pour ponctuer sa phrase et, sans doute pour des raisons absurdes et erronées, je me suis brusquement senti important. En y regardant à deux fois, elle n’avait peut-être pas tort. J’avais en moi depuis toujours ce petit truc qu’il trimballe de film en film, cette faculté d’être en état d’implosion permanente sans que personne ne s’en doute, comme si la vie n’était qu’une lutte sans espoir pour ne jamais dégoupiller la grenade qu’on garde bien cachée au fond des tripes. Avec Harrison Ford, je partageais ce calvaire, et plus rien ne m’étonnait désormais, ni ce rendez-vous miracle avec lui, ni ce coup du sort qui m’empêchait de le voir, ni le fait que Marlène soit la première personne à s’apercevoir à quel point nous étions proches. Le détour par le stand de tir et les yeux énamourés de la douce quand elle parlait de lui en étaient l’éclatante confirmation. Rien ne m’a découragé, au contraire. J’ai pris ça pour un ensemble de signaux que seuls émettent les cœurs à prendre, et que notre amour serait plus beau encore si j’arrivais à lui faire oublier ce voyou de Ford. En essayant de me résumer la situation, j’avais une chance unique de me bâtir un avenir sans plus aucun nuage. Pour éviter de me faire virer de mon job, de me faire casser la gueule par Baptiste et les autres, pour effacer les trente noms indésirables de la pétition, pour faire la plus prestigieuse interview de ma vie, pour conquérir le cœur de la belle, je devais aller dans cette boîte de nuit afin de provoquer Harrison Ford en duel et obtenir de lui l’impossible : qu’il signe cette pétition. C’est ce que j’ai proposé à Marlène qui n’attendait que ça. Sur le trajet, une énième raison de me rendre là-bas m’a traversé l’esprit, un truc qui m’avait un instant échappé, un truc qui pouvait éventuellement faire de moi un mec bien : sauver la tête de José Famennes.
*
Je m’attendais à parlementer des heures avec les videurs afin qu’ils nous fassent l’honneur de nous laisser entrer au Wyatt mais le photographe de plateau a tout arrangé, pour le plus grand bonheur de Marlène. Il m’a à nouveau juré que Harry serait des nôtres. Le temps de se descendre deux vodkas, on a eu droit à un strip-tease qui rivalisait de glamour avec une pub pour l’eau ûe Javel. Le D. J. a embrayé comme pour sauver une ambiance déjà moribonde, et une cohorte d’énervés a envahi la piste pour se trémousser au son d’une musique vraisemblablement moderne. Marlène a bu une énième vodka (l’appréhension avant de rencontrer le grand homme) et son coude a raté deux fois l’accoudoir du fauteuil. Quand nous serons mariés, je poserai un verrou dans le meuble du bar. Je l’ai vue se lever pour tituber vers la piste où elle s’est taillé une grande part de succès en créant son espace vital à coups de genoux. J’ai senti monter le taux d’adrénaline général, les danseurs s’éclaboussaient de gerbes de sueur pendant que Marlène, folle de joie, s’abandonnait à une danse mystique à base de convulsions pelviennes. Spectacle que je tairai plus tard à nos enfants. Très pro, j’ai vérifié le bon fonctionnement du magnéto en buvant l’ultime gorgée de vodka et j’ai appelé Bernard qui tenait l’antenne de 99.1 pour lui demander d’annoncer l’interview. C’est en remontant du sous-sol que j’ai vu une chemise en carton bleu voleter dans les airs et passer de main en main. En une fraction de seconde, je me suis rendu à l’évidence, cette pétition vivait sa propre vie sans se soucier de qui la possédait, elle se dérobait à la première occasion pour continuer son chemin, toute seule, et son désir d’exister la rendait plus forte à chaque nouvelle signature. J’avais désormais plus besoin d’elle qu’elle n’avait besoin de moi, et j’ai crawlé comme un damné au milieu du magma humain pour tenter de la happer au passage. Le crâne en feu, j’ai allongé quelques gifles à des noceurs qui faisaient obstacle entre la pétition et moi, et j’ai fini par l’arracher des mains d’une espèce de créature à paillettes. Au beau milieu de cette décharge de décibels et de corps moites pris de fureur, j’ai regardé d’un œil vide les feuillets qui ruisselaient entre mes mains. Une flaque de whisky dégoulinait sur la page de garde et venait de réduire une bonne vingtaine de signatures en une délicate coulée noire. Ce qui n’était pas encore dramatique, comparé aux pages suivantes.
Hot Lips Linda, strip-teaseuse.
Gino Montaldo, danseur mondain.
Mado Frou-Frou, transformiste.
Didier, Eddie, Paulo, videurs.
Ricky Royal, guitar hero.
Bambi Crazy Legs, artiste.
Sans parler de deux joyeux drilles qui se tenaient les côtes en me regardant, et qui avaient écrit dans une marge :
Jean Peuplu et Sam Eclatt, boute-en-train.
Des sentiments mêlés se sont emparés de moi, en même temps qu’un sérieux coup de fatigue. Partagé entre l’envie de fracasser la tête du premier innocent venu et celle de fuir, loin, dans des contrées perdues, là où l’on peut écouter l’herbe pousser et les insectes s’envoyer en l’air. Et puis, une sorte de compassion bizarre pour l’humanité entière m’est apparue. Toutes ces âmes, si tordues soient-elles, qui, malgré leur destin, leur dérive, prenaient le sort de Famennes à cœur et apportaient leur modeste contribution à sa cause d’un coup de griffe en bas de page. Il valait mieux voir ça comme ça, non ?
Il y a eu un roulement de tambour, un fracas de cuivres, et tout le monde s’est figé. Harrison a fait son entrée dans les lieux, au milieu d’un petit essaim fébrile qui s’est approché de nous. Marlène est montée sur une banquette pour tenter de le discerner, et j’en ai fait autant. Je l’avais tant attendu. Espéré. Et même si je devais lui faire cracher une minute d’interview pour ne pas me retrouver au chômage, lui faire signer une pétition pour sauver la vie d’un homme, lui dire à quel point nous étions faits pour nous rencontrer, lui présenter la femme de ma vie pour qu’enfin elle me préfère à lui, la première urgence, à cette seconde, c’était de le voir.
— Paraît qu’il vient de se faire agresser dehors par cinq cents personnes, quelqu’un a dit.
— Des fans ?
— Peut-être, mais pas commodes.
Il n’a pas même eu le temps de s’installer, les videurs n’ont rien pu faire quand la meute est entrée, Baptiste en tête, le regard déformé par la haine, un cri de guerre à la bouche, ordonnant le pillage à ses troupes.
— Attrapez-le, ce pourri !
Je me suis demandé ce que Ford avait bien pu leur faire pour les mettre dans cet état. Mais j’ai mieux compris qui ils cherchaient vraiment quand j’ai vu Marlène, juchée sur sa banquette dans un état second, pointer un doigt vers moi en regardant Baptiste.
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