— … ?
— Il vient de me faire signer la pétition pour la libération de José Famennes, tu vas à la manif ?
— … Oui.
— Je ne pourrai pas, j’interviewe Harrison Ford au même moment.
(Ça devrait marcher, ça devrait marcher, ça devrait marcher…)
— Harrison Ford ? Le vrai Harrison Ford ?
(J’en étais sûr ! J’en étais sûr !)
— Oui, le vrai, c’est boulot-boulot. Pour José Famennes, je me suis dit qu’on devrait, nous les journalistes, faire une action commune, on pourrait se grouper au lieu de rester chacun de notre côté, tu vois.
— Je propose qu’on se voie pour en discuter, dès que j’en ai fini avec Ford.
— … Où ?
(Je suis un génie ! Je suis un génie !)
— Au Palatino, c’est un bar dans le Marais.
Roger s’est mis à klaxonner comme un fou, en bas.
— À quelle heure ?
— Vingt heures ?
— O. K., elle a dit, avant de raccrocher.
Nous appellerons le premier de nos enfants José.
Pour combler un léger retard, j’ai roulé à tombeau ouvert, sans cesser de penser aux hanches de Marlène, aux yeux de Marlène, à ses chevilles cassantes comme du verre, et à tous ces petits bonheurs qui m’attendaient. Roger, nerveux, m’a parlé de son destin à lui, il se voyait crever paisiblement dans un petit mas de Noirmoutier sur les coups de quatre-vingts ans, et pas dans une voiture conduite par un furieux à la recherche d’un acteur, sous prétexte qu’il a joué dans Star Wars . Sur place, on a commencé à préparer le set avec une certaine bonne humeur, en plein soleil. J’ai demandé où était la star.
— Il bouffe dans un restaurant avec la production, personne ne sait où. On a retardé le plan de tournage à cause de la météo, vous n’avez plus qu’à attendre vers cinq, six heures ce soir.
Avec son air bonasse, ce type était tout simplement en train de m’expliquer que ma vie était foutue. En ce bas monde, certaines rencontres ne se font jamais, quel fou avais-je été de croire que je ferais exception à la règle. À trop convoquer le destin, il s’était senti coincé et ne pouvait donc plus me désigner pour vivre deux événements dans la même journée. Qu’est-ce que j’allais dire à Bergeron ? Qu’est-ce que j’allais dire à Marlène ? Ford a préféré reprendre un dessert plutôt que répondre à mes questions ? Je me suis assis un instant sur les rails du travelling pour faire imploser ma déception. En voyant mon coup de blues, Roger, diplomate comme il sait l’être, a dit :
— T’en fais pas, vieux, il nous reste l’interview du disc-jockey du B. O. A.
Dans ce désert, j’ai repéré un photographe de plateau qui avait l’air d’en savoir plus que les autres. Il m’a assuré que Ford n’était pas du genre à poser des lapins et qu’il serait là à dix-huit heures sonnantes, comme le pro qu’il est. Ne nous restait plus qu’à attendre trois heures sans bouger, à siroter du café entre deux lamentations. C’est là que Roger a dit :
— Toi, tu fais ce que tu veux en attendant, mais moi je vais en profiter pour passer à mon club, y ? que ça qui me calme, c’est à deux rues d’ici.
— Un club ?
— Un endroit formidable, un truc ultra-privé, j’y vais deux fois par semaine. Tu devrais venir, ça te détendrait, au lieu de tourner en rond.
— Mon pauvre Roger, j’ai envie de buter quelqu’un et tu me proposes d’aller me pavaner dans un club ?
— Justement, c’est le seul endroit où il faut se rendre d’urgence quand on a envie de tuer quelqu’un. (Il a baissé d’un ton.) Mais vaudrait mieux que ça reste entre nous. Personne ne sait que j’y vais, même pas ma femme. C’est mon voisin qui m’a proposé d’essayer une fois et… j’y ai pris goût.
Vous comprendrez qu’on ne résiste pas bien longtemps à une telle proposition.
*
Cinq minutes plus tard nous entrions dans une bâtisse en brique rouge. Au bout d’un couloir un peu austère et d’un escalier en béton, nous avons débouché dans un hangar insonorisé. Quinze types en enfilade, tous munis d’un casque antibruit et d’un flingue gros comme ça, canardaient comme des malades sur des silhouettes en carton animées par des filins. J’ai même cru recevoir une balle perdue dans le tympan, à peine franchi le seuil du stand de tir.
— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, ton voisin ?
— Flic.
Roger, parfaitement à l’aise, m’a présenté à tout le club de tir, et en un rien de temps nous nous sommes retrouvés chacun avec un P38 dans les mains. Je me suis dit que la journée prenait des chemins détournés, inattendus, et parfaitement grotesques.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ? j’ai dit en montrant la pétoire.
— Essaie, tu vas voir. C’est comme dans les films. Même Ford a appris à tirer dans ce genre d’endroits. Tu vas voir comme ça calme.
— Roger, tout ça ne me dit rien qui vaille.
Pour toute réponse, il a vidé son chargeur d’un trait, et j’ai été obligé de me protéger les oreilles avec un de ces trucs. Plus personne n’a fait attention à moi et je me suis retrouvé seul avec le revolver dans la main, comme une sorte d’interlocuteur resté trop longtemps muet. Roger n’avait pas totalement tort : peut-être que le détour par ce stand de tir allait me faire comprendre quelque chose de fondamental sur la manière dont on fabrique un héros. Il n’y a pas de hasard.
Et puis je n’ai plus pensé à rien, j’ai shooté et shooté et shooté, et le monde s’est évaporé dans un nuage de poudre.
*
Roger m’a bousculé dans le monde réel et tout ne m’est revenu en mémoire qu’à la lueur du jour. Je puais la cordite et j’avais dans les yeux des espèces de flammèches qui dansaient encore. Le film a continué un moment quand je me suis retrouvé devant une machinerie hollywoodienne de décors et de figurants. Au beau milieu de ce maelstrôm, le photographe de plateau m’a montré l’agent de Ford qui hurlait des trucs bizarres vers une caravane. J’ai vite compris le drame qui se jouait : pour des raisons connues de lui seul, l’un des plus grands acteurs du monde refusait obstinément de sortir de sa loge. Tout le monde a défilé sous son vasistas pour le supplier. J’ai essayé de m’approcher, tendre un micro, dire que ma carrière se jouait là, qu’il n’avait qu’un mot à dire sur 99.1 pour me rendre célèbre, mais ses gardes du corps m’ont découragé rien qu’en me regardant du haut de leurs Ray-Ban. Mon apathie s’est vite transformée en rage noire. J’ai commencé à penser que Ford allait peut-être mourir avant notre rencontre, que j’allais faire sa nécro comme tous les scribouillards du monde, que j’allais dire les même banalités, et que plus tard, sous mon plaid, je me souviendrais d’être passé si près de lui.
— C’était trop gros pour nous, a dit Roger, qui ne songeait qu’à rentrer chez lui après une journée de boulot à peine méritée.
Il avait sans doute raison. Le soleil commençait à baisser, le chef opérateur a dit que le plan était foutu et qu’il valait mieux remballer. Un instant, je me suis vu retourner illico au stand de tir pour reprendre mon P38 et tirer sur cette putain de caravane jusqu’à ce qu’Indiana Jones en sorte et me supplie d’écouter ses raisons.
19 h 30 à ma montre. Je venais sans doute de rater l’interview de ma carrière mais pas question de rater la femme de ma vie. Le photographe de plateau a dit que tout n’était pas perdu, la production du film avait organisé une petite fête le son-même, au Wyatt, une boîte de nuit des Halles, toute l’équipe était invitée et Ford avait promis de passer.
— Harrison est un type imprévisible, il est capable de répondre à une interview dans une boîte de nuit, si j’étais vous je ne jetterais pas l’éponge tout de suite.
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