J’ai haussé les épaules en le remerciant tout de même, puis j’ai sauté dans la voiture, direction le bar du Palatino, où Roger allait me déposer. Je me suis repeigné, j’ai mâché un chewing-gum pour me rafraîchir l’haleine et ôté un instant ma chemise pour la débarrasser de cette odeur de poudre à canon en lui faisant prendre l’air à travers la vitre.
— On en aura d’autres. Meryl Streep ! Jack Nicholson ! Tiens, j’ai même un pote qui tient un restaurant où Depardieu va souvent.
La voiture s’est vite embourbée dans un embouteillage et j’ai constaté une fois encore que la loi dite de l’emmerdement maximal était la plus inviolable de toutes.
— C’est quoi ce bordel, encore ?
Un cortège d’individus nous a barré la route.
— Une manif !
Roger a essayé de discerner une banderole.
— Libérez… José… José… Farrès… ? Qui c’est encore, ce mec ?
La voiture s’est embourbée dans une ornière humaine, et j’ai vu s’estomper, comme au sortir d’un rêve, le visage de Marlène, seule, devant une tequila. Le visage avait disparu pour ne jamais réapparaître.
— José Fa-men-nes, a fait Roger, furieux. Qu’il y reste, en taule, ce con ! J’ai pas que ça à foutre, nom de Dieu ! J’ai promis à Martine d’aller chercher les mômes chez la nourrice.
Tout m’est revenu en mémoire : le prisonnier politique, Baptiste et sa bande de militants, la manifestation, sans oublier…
— Une chemise en carton bleu, Roger ! ROGER ! Une chemise en carton bleu, Roger, une chemise, avec des feuillets dedans, Roger, en carton !
— Y avait bien un truc bleu sur ton stand pendant que tu canardais, mais je crois que tu l’as laissé là-bas.
19 h 45 à ma montre. Baptiste va m’étriper si je ne lui rends pas sa pétition, a fortiori sans la signature que je lui avais promise. Marlène va vite perdre patience et, si je rate cette occasion, le destin ne me fera plus signe de sitôt. C’est de ma vie qu’il s’agit, nom de Dieu !
— C’est grave, Roger, va récupérer la chemise, et porte-la de ma part à un type qui s’appelle Baptiste, je m’en souviendrai toute ma vie.
— Pas possible, après la nourrice, il faut que je ramène la voiture à la radio, et, en plus, on attend deux potes pour dîner à vingt et une heures.
— Demande-moi tout ce que tu veux !
— Tes quatre heures d’antenne le samedi après-midi contre ma nuit du lundi, pendant un an.
J’ai accepté ce chantage odieux en me disant qu’il serait toujours temps de renégocier plus tard. Il a noté le numéro de portable de Baptiste, j’ai franchi cette marée humaine pour rejoindre le boulevard Saint-Germain. Au mégaphone, j’ai reconnu la voix de Miguel :
— Il faut forcer l’ambassadeur du San Lorenzo à accepter de nous rencontrer !
Au loin, j’ai vu la silhouette de Jean-Pierre et me suis fait tout petit derrière un cordon de service d’ordre. Dans une rue adjacente, j’ai promis à un taxi un pourboire monstrueux s’il me déposait au Palatino en dix minutes. À 20 h 5, j’avais la main sur la poignée de la porte d’un bar enfumé et presque vide.
Marlène était là, terriblement, comme une belle actrice incognito qu’on reconnaît par surprise. Tout à coup, sur un coin de moleskine rouge, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Pas le passé, non, mais l’avenir, jusqu’au bout, jusqu’à mon dernier souffle, un film dans lequel j’entrais en franchissant la porte de ce bar. Sa petite robe rouge que je chiffonnerais bientôt, ses lèvres qui diraient oui, ses yeux qu’elle donnerait à nos enfants, ses cheveux que je verrais blanchir. Les joues en feu, je me suis assis face à elle, le barman a dû comprendre mon terrible besoin de vodka et m’en a servi une avant même que nous ayons prononcé un mot.
— Excusez le retard. C’est Harrison Ford. Gentil mais bavard. Il est temps de s’occuper de José Famennes, j’arrive de la manif, ça se présente bien, l’ambassadeur commence à réagir. Je me suis dit qu’on pouvait vous et moi envisager un mariage, quelque chose de rapide, on pourrait…
— Un quoi ?
— Je veux dire que rien ne se fera sans nous, les journalistes, il ne faut pas oublier que la vie d’un homme est en jeu, que nous sommes le seul vecteur capable de sensibiliser une opinion publique saturée de guerres et de catastrophes. Qui en France a entendu le nom de Famennes, hein ? Le temps presse, il faut qu’on bouge, au début ça sera compliqué, il faudra louer un truc pas trop cher, avec une aide aux jeunes ménages, on pourra… Ce que je veux dire c’est qu’on n’a pas le choix, il faut parler des conditions de détention au San Fernando et…
— Au San Lorenzo.
— Ce sont les mêmes ! Famennes est en train de crever au nom des droits de l’homme dans une geôle pourrie et on reste tous pétris dans notre égoïsme !
— Il est au Plaza ?
— Qui ?
— Ford. D’habitude il descend au Plaza.
— Pour l’instant il a élu domicile dans une caravane et c’est la croix et la bannière pour l’en faire sortir. Baptiste et les autres font le forcing devant l’ambassade, on doit…
— Il est toujours avec cette scénariste ?
— Qui, Famennes ?
— Mais non, Harrison Ford.
— Ça vous intéresse ?
Pour toute réponse, elle m’a servi une demi-heure de monologue frénétique sur la vie et l’œuvre du plus grand acteur du siècle, à côté de qui Laurence Olivier passe pour un danseur mondain et Marlon Brando pour une rentière capricieuse.
— Je suis amoureuse de lui depuis American Graffiti . Les deux hommes de ma vie sont Han Solo et Indiana Jones, mais je pourrais en dire autant de tous les autres personnages qu’il a incarnés.
— Vous ne trouvez pas qu’il est un peu… disons, d’une autre génération.
— Harrison est un héros. Dites-vous bien que vous avez eu une chance inouïe de l’avoir approché.
C’est à ce moment-là que Roger est arrivé ventre à terre avec la chemise bleue.
— J’ai eu un problème.
Avant même de lui demander lequel, j’ai ouvert la chemise pour m’assurer que les feuillets y étaient. Et ils y étaient. J’ai même eu l’impression qu’il y en avait plus qu’à l’origine.
— J’ai écouté la radio, ça commence à faire du bruit, cette histoire de San Lorenzo. Avant de se rendre sur place, l’ambassadeur a accepté de recevoir une délégation du comité, ils ont même parlé de la pétition, il paraît qu’un tas de gens veulent la signer.
— C’est formidable, où est le problème ?
— Le problème c’est que les gars du club de tir ont regardé ce qu’il y avait dans la chemise. Ils ont tout de suite pigé le truc, et ils se sont ralliés à la cause de José Famennes. Regarde…
Je n’ai pas compris tout de suite, et peu à peu m’est apparue une sorte de mosaïque rouge parsemant çà et là les feuillets dans les espaces laissés vides.
— J’ai eu ton pote Baptiste au téléphone, il va t’égorger s’il se retrouve devant l’ambassadeur les mains vides. Jettes-y un coup d’œil, tu comprendras que je préfère que tu y ailles toi-même. Ah oui, j’oubliais, Bergeron a dit qu’il te foutait à la porte de la radio si tu ne ramenais pas l’interview de Ford.
Ernest Lefort. C. R. S.
Mimile des Rouleaux, homme de main.
Colonel Riquet, officier.
Johnny Target, tireur d’elite.
— … Roger ?
Ricou la Tchatche, président de l’Amicale des anciens de Fresnes.
Albert Donzu, mercenaire en retraite.
— Où t’es, Roger ?
Dino Manelli, gérant de société à Palerme.
Quentin Tiburce, armurier.
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