Mise au point sur la piscine où deux splendides créatures s’ébattaient au milieu d’un petit groupe de noceurs. Le nœud papillon déjà dénoué, Edwin, le maître de céans, est apparu dans un smoking impeccable. Tout en sachant que je n’en garderais aucun, j’ai shooté quelques clichés pendant qu’ils étaient tous encore frais. La douleur dans les doigts se réveillait chaque fois que j’appuyais sur le déclencheur mais, dans l’ensemble, tout se déroulait dans les règles de l’art. Une technique parfaite, une audace de cascadeur, un flair de limier et un manque total de scrupules, j’étais fait p>our ce métier. J’y mettais du cœur. Beaucoup de cœur. On ne fait rien de bien sans, même les pires choses. (Tout ça est loin, je ne suis plus cet homme-là, désormais je boite, je tremble, mais ça fait du bien de repenser à celui que j’étais alors.) Pourquoi le redoutable Chalais, mon rédacteur en chef, me payait-il si cher ? Parce que j’avais quelque chose d’unique, quelque chose qui mettait mes collègues hors d’eux : une chance incroyable. Innée. Une sorte de don, depuis toujours. Je savais choisir le bon côté de la pièce, tous les hasards allaient dans mon sens et je sentais en permanence la présence d’un ange gardien aussi cynique que moi-même. (C’était encore vrai à cette époque-là mais, quelques années plus tard, je suis devenu l’homme le plus poissard du monde.) Et quand, du haut de cet arbre, j’ai vu la partie fine qui se préparait dans mon objectif, j’ai compris pourquoi je payais aussi cher mes rabatteurs.
À minuit et demi, toujours rien de folichon, la fête, le Champagne, quelques visages connus ont daigné apparaître. À deux heures vingt, il s’en est passé de belles au premier étage, ça a chauffé quand un gars s’est mis à butiner une petite comédienne italienne. (Quand je repense à cette image de jeune tendron qu’elle donnait à la presse, à l’époque… Aujourd’hui elle en est à son second divorce et son dernier film s’intitule : La Doctoresse au pensionnat.) En bas, quelques naïades ivres éclaboussaient les hôtes bien décidés à se venger. L’un d’eux s’est déshabillé pour batifoler dans la piscine. À quatre heures, je l’ai vue, enfin, la vraie décadence. La saine débauche à ciel ouvert. La récompense de plusieurs heures pénibles perché sur ce putain d’arbre. J’avais à peine le temps de changer la pellicule que quelque chose de nouveau apparaissait. Le vrai choc, c’est quand je l’ai reconnue, elle. Edwin a dénoué ses longs cheveux bruns et j’ai retrouvé, dans le viseur, le superbe sourire qui m’avait snobé, à la plage, l’après-midi même.
— C’est qui cette fille qui sourit, là, la brune aux cheveux longs ?
J’avais une certaine estime professionnelle pour Chalais, malgré ses sourires en coin et son regard blasé pendant qu’il détaillait les planches contact au compte-fils. Je savais déjà qu’il garderait les meilleurs clichés pour la une et les moins bons pour sa collection personnelle. Là encore, ça me faisait plaisir de rencontrer plus pourri que moi.
— Laisse tomber, personne ne la connaît, c’est une vraie garce.
— Dommage, un cul pareil…
C’est parce qu’il a dit ça que je suis revenu sur mes scrupules. Après tout, elle m’avait infligé une correction qui me lançait encore vers les côtes, et ça méritait bien une petite vengeance.
La semaine suivante sortait, en page 3 du journal, une scène de groupe un peu floue avec, au centre, une chute de reins et un profil qui, malgré leur anonymat, pouvaient bien faire grimper le tirage.
Ce profil, je ne l’ai revu que deux ans plus tard, dans un yacht amarré dans le port de Cannes. J’avais mis plus d’un mois à préparer ce coup-là, grâce à Étienne, mon assistant, un gars qui en sait plus sur les joyeux magnats de la côte que la mondaine et les R. G. réunis. Il avait même réussi à nous faire embaucher comme extra pour la fiesta prévue à bord. Serge Moissac, capitaine d’industrie et sixième fortune de France, avait organisé un raout grandiose pour fêter le rachat d’un quotidien parisien. Je ne suis passé à l’action que vers trois heures du matin, quand plus personne dans ce rafiot ne cherchait à sauver les apparences devant les loufiats qui débarrassaient. Moissac venait de s’isoler dans une cabine où il traçait, pour des convives choisis, des lignes de poudre longues comme le bras. Anne avait coupé ses cheveux. Bizarrement, c’est dans le viseur que je l’ai vraiment reconnue. Planqué de l’autre côté du hublot, j’ai demandé à Étienne s’il connaissait ce visage.
— Tu parles ! C’est une poule de luxe, call-girl internationale, l’école madame Claude, le genre qui sait tout faire avec sa bouche, chanter des lieder de Mahler et parler du Banquet de Platon en trois langues.
Celle que je n’espérais plus revoir revenait dans ma vie, brutalement, sans que j’en sois étonné outre mesure. Je ne croyais déjà plus au hasard mais uniquement à la logique d’un monde cloisonné.
Le reste s’est passé très vite, Moissac et ses potes m’ont repéré, Étienne a eu le réflexe de foncer sur la passerelle pendant que je trifouillais dans le boîtier. Deux gars m’ont encerclé avant que j’aie le temps de fuir. Ils ont gardé la pellicule et jeté mon appareil à la baille. Anne a préféré quitter la cabine quand les gars se sont acharnés sur mon nez jusqu’à ce que ça pisse. Avant qu’elle ne parte, j’ai dit :
— D’habitude, vous aimez bien assister à mes passages à tabac.
Elle s’est retournée, une seconde, sans comprendre.
Étienne a conduit toute la nuit, direction Paris.
— Tu l’as, hein ? Dis-moi que tu l’as ?
— Bien sûr que je l’ai.
Avant de recevoir les coups, j’avais eu le temps de lui envoyer la bonne pellicule pendant qu’il courait sur le quai. (Des vrais passes de rugby, ah quand j’y repense… J’aimais cette vie-là, j’aimais le danger, les acrobaties. Ça me manque, aujourd’hui.) Moissac avait en sa possession les photos du gâteau d’anniversaire de mon neveu.
En voyant ma gueule cassée, Chalais s’est marré, jusqu’à ce que je lui demande le double du tarif. Je n’étais pas sûr qu’il ait le courage de publier une photo de Moissac enfariné jusqu’au yeux. (J’ai compris par la suite que Chalais ne m’envoyait pas uniquement en mission pour alimenter son canard en photos à scandale, ce salaud-là se constituait un fichier qui, avec le temps, lui donnerait des moyens de pression, et Moissac l’apprendrait à ses dépens un jour ou l’autre.) Après tout, ce n’était plus mon problème. J’avais gardé en mémoire le regard d’Anne pendant qu’on me rossait, et ça me faisait bien plus mal encore que les plaies.
Le chant des mouettes commence à me lasser. Je monte le son de la radio. Anne ne dit rien, elle croise et décroise les jambes pour trouver une position confortable dans le transat.
On a toqué à ma porte dès le surlendemain. Personne ne venait jamais, a fortiori sans prévenir, dans mon trou de banlieue, un petit pavillon anonyme pas loin d’Athis-Mons. Avant d’ouvrir, je suis allé changer la compresse froide qui ne quittait plus mon nez. Anne était là, habillée en jean et baskets, pas maquillée, les cheveux noués en queue-de-cheval. Seule.
— Personne ne connaît mon adresse.
— Je sais. J’ai vu votre patron, ce matin. Maintenant qu’il a lâché le morceau, vous pourriez me laisser entrer.
Elle a eu un hoquet de surprise quand elle a vu avec quoi j’avais tapissé les murs du salon. Une vingtaine de tirages papier au format poster, scotchés à même la brique. Son dos, ses jambes, son visage, ses mains caressant un corps, un gros plan de son sourire, les cheveux longs qu’elle portait à Venice, ses seins bronzés. (Il y avait aussi deux autres photos bien plus intimes, mais je n’avais pas osé les afficher.) Depuis deux ans, j’avais fait de son corps le seul élément de décoration de toute la baraque. Elle ne m’a pas fait la joie de s’en indigner.
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