Cʼest cette tendance, qui va sʼéloignant du bonheur tout en le prônant, que décrit Giussani quand il évoque le renversement de la comédie en tragédie dans le Sur la nature des choses de Lucrèce. Le secret de ce renversement est une des grandes questions des études lucrétiennes : par quel mécanisme une présentation méthodique, fidèle et minutieuse dʼune doctrine philosophique qui a réponse à tous les maux, et recourant, qui plus est, au genre suave et imagé quʼest la poésie en hexamètres dactyliques, finit-elle par nous laisser une image tragique et sans espoir de notre humanité13 ? La nature des choses, telle que nous la montre Lucrèce, cʼest là où les passions amoureuses ne sont que vaines et illusoires ; les rêves, que pures fictions ; où la maladie, la peste, les tremblements de terre et la destruction totale de notre monde sont les événements qui ponctuent notre existence et qui, sʼils ne sont pas encore survenus, surviendront. Le bonheur a beau se trouver dans lʼabsence de trouble – la maxime chérie de lʼépicurisme14 –, à force de détailler ces troubles, cʼest une ataraxie teinte dʼun profond sens tragique de la nature des choses que finit par dépeindre Lucrèce dans son poème.
Cʼest donc un pan de cette alchimie à rebours présente dans le poème lucrétien que nous tentons dʼélucider ici, en proposant, grâce au parallèle avec Leopardi, un autre angle dʼinterprétation, qui interroge la conception du vide que propose Lucrèce. Il sʼagit de voir comment Lucrèce décale le centre dʼintérêt de lʼanalyse du vide par rapport à Épicure : dʼexistant indépendant, chez ce dernier, à existant porteur de qualité négative. En considérant que lʼabsence de qualité est une qualité du vide, une conséquence aussi bien éthique quʼeschatologique sʼensuit : cʼest que la possibilité du bonheur sʼen trouve décalée. Le bonheur nʼest plus dans le monde des humains tel que nous apprenons à le voir par le truchement de lʼanalyse lucrétienne, mais, grâce à la qualité négative du vide, le bonheur promet de se réaliser ailleurs, selon différentes configurations de la matière que le vide tel quʼil est, permettra. Mais il est bien peu probable que ces autres possibles configurations incluent lʼexistence humaine.
Dans le sillage de Giussani, le rapprochement de Lucrèce avec Leopardi peut sʼapprofondir dans le sens de lʼanalyse de la spécificité de leur pessimisme – un pessimisme nourri non pas de fatalisme tragique mais, justement, par la possibilité du bonheur. Tous les ingrédients pour la comédie heureuse y sont réunis. Et pourtant, plus la lucidité ataraxique sʼaffine, plus le poète-philosophe illustre la doctrine et raisonne, plus la possibilité du bonheur est une donnée abstraite et détachée. Il ne sʼagit donc pas de nier la possibilité même du bonheur, mais de se démontrer à soi-même, à travers toute la bonne foi mise au service du raisonnement, que ce bonheur adviendra sûrement, mais seulement pour dʼautres agencements de la matière dont le poète et tout le reste de lʼhumanité sont exclus.
Pour retracer les pas qui portent Lucrèce vers cette vision pessimiste à partir dʼune philosophie essentiellement optimiste, il faut réexaminer la présentation des fondements de la physique épicurienne dans son passage dʼÉpicure à Lucrèce.
2. Épicure : construire le monde avec des corps et du vide
Cʼest bien connu, Épicure pose deux et seulement deux principes dʼexistence : lʼatome et le vide. Certes, Épicure nʼinvente pas cette configuration de lʼontologie, qui a été proposée par les atomistes présocratiques, dont Démocrite mentionné ci-dessus. Or, Épicure innove. Cʼest lui qui donne au vide son statut constitutif du réel, alors que ses prédécesseurs nient son existence, et ses contemporains le relèguent hors du monde.
Cela suppose une valorisation du vide jamais vue jusque-là, puisque même les atomistes présocratiques voyaient le vide comme existant au service du mouvement des atomes, en lui octroyant un statut dʼexistant-non-existant qui se définit par rapport à lʼexistence-existante de lʼatome1. Le vide donc nʼest pas rien, mais il nʼest pas non plus une chose en soi. Or, cʼest précisément comme une chose en soi quʼÉpicure pose lʼexistence du vide. Il utilise même une formule volée ou insidieusement réappropriée des Platoniciens pour le dire : le vide, comme le corps – ou le corps minimal, lʼatome – est kathʼheauto , « en soi ». Chez Platon, la formule kathʼheauto est spécifiquement conçue pour saisir le statut dʼexistence indépendante, séparée et universelle des Formes2. Or voilà quʼelle apparaît chez Épicure pour décrire lʼexistence et des atomes, et du vide3.
Tout semble indiquer quʼÉpicure fait cet emprunt, ou plutôt détourne la formule platonicienne, en toute connaissance de cause. Car la locution quʼil préfère et quʼil utilise à plusieurs reprises est une formule réadaptée – kathʼhola , « en soi tout entier » :
En dehors de ceux-là [ i.e. le vide et les corps], rien dʼautre ne peut être pensé […], de sorte quʼon les prend comme des natures en soi tout entières ( kathʼholas phuseis ), et non pas comme ce quʼon appelle les accidents ou propriétés de ces natures-là4.
Avec la formule « en soi tout entier », il sʼagit de bien distinguer ce qui existe de ce qui nʼexiste pas : ce qui nʼexiste pas, et ne peut même pas être pensé comme existant en soi, ce sont les qualités qui se manifestent dans un corps composite (par exemple, la forme quʼa un corps ou sa couleur). Les qualités ne sont, pour Épicure, rien que des accidents accompagnateurs dʼun agrégat dʼatomes, le temps que cet agrégat reste soudé, avant son inévitable dissolution. Par contre, être entier, complet, constitue le principe de lʼexistence. Chaque atome est une entité complète en soi ; mais ce que dit Épicure, cʼest que le vide aussi est une entité qui est complète en soi, cʼest-à-dire une entité qui ne dépend de rien dʼautre pour exister. Par contraste, les qualités, et généralement les accidents des choses (tels que la couleur, mais aussi les qualités morales comme être juste, ou méchant), vont et viennent, et dépendent absolument dʼun corps pour être au monde.
De ces qualités, dont les Platoniciens font des Formes, on dit souvent (dans lʼAntiquité) quʼelles sont « incorporelles » ( asōmata ) : déjà par Platon lui-même (par ex. Soph. 246b8), et à sa suite on se réfère communément aux « Formes incorporelles5 ». Cʼest justement sur lʼusage trop imprécis de ce mot dʼ« incorporel » quʼÉpicure fait une sortie ouvertement polémique :
Il y a un usage commun du terme : on dit quʼest incorporel ce qui peut être pensé comme existant en soi ( kathʼheauto ). Mais il est impossible de penser lʼincorporel à part le vide6.
Cet usage commun auquel fait allusion Épicure, et qui vise certes les Platoniciens, mais pas seulement (les Stoïciens aussi sont ainsi pointés du doigt7), cʼest lʼusage du terme « incorporel » pour indiquer le statut dʼexistence indépendante. Cʼest bien cette implication directe que met en question Épicure. Il fait voir que ses rivaux pèchent sur deux fronts : dʼune part, ils tendent à assimiler lʼincorporéité avec lʼexistence indépendante, ce qui est une forme dʼattaque du Platonisme pour lequel lʼintelligible commence là où cesse le sensible, et avec lui le devenir, qui fait place donc à lʼêtre. Dʼautre part – et de façon plus systématique – il montre que corporéité aussi bien quʼincorporéité sont pris comme des marqueurs de statut ontologique.
Mais pour Épicure, lʼincorporéité (comme la corporéité dʼailleurs) est une question distincte du statut ontologique : cʼest même une question qui a trait à la présence ou non de qualité, tandis que la question du statut ontologique, justement, est une question différente, celle de dépendre ou non dʼautre chose pour être ce que lʼon est.
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