Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle qu’il y a une prise de conscience religieuse de la modernité. Le grand nom est Schleiermacher, mais on pourrait y ajouter Kant, Hegel et d’autres, aussi les Romantiques finalement. La meilleure façon de comprendre la nouveauté de ces théologiens et philosophes consiste peut-être à dire ceci: ils posent la question du sens de l’existence dans la modernité, et de la traduction de la théologie voire de Dieu dans le langage de la modernité. Ceux qu’on appelle les «théologiens libéraux» du XIXe siècle ne font pas autre chose, d’autant plus qu’ils sont interrogés ou stimulés par la recherche historico-critique très provocante sur la Bible. Je passe ensuite sur la longue histoire, protestante et catholique, de résistance et de soumission, comme dit Dietrich Bonhoeffer, jusqu’au XXe siècle et même, pour l’Eglise catholique, jusqu’à la seconde partie du XXe siècle, avec l’aggiornamento et la réconciliation qu’a représenté le Concile Vatican II. Il faudrait parler ici non seulement de toutes les réflexions de théologie et de spiritualité qui ont dialogué implicitement ou explicitement avec la modernité, mais aussi de toutes les actions «sur le terrain», où les croyants chrétiens participent avec d’autres hommes, agnostiques, non croyants ou athées déclarés, à la construction de la Cité terrestre.
Une partie de l’histoire du christianisme moderne est donc celle de la réconciliation et de la conciliation avec la modernité des Lumières, on pourrait presque dire: avec le premier moment de la dialectique de la modernité, avec ses espérances démesurées de maîtrise de la nature et de l’histoire. Je pourrais l’exprimer avec l’expression du Père de Lubac: c’est une discussion avec l’«humanisme athée», à la fois intellectuel et pratique. Il est frappant, en tout cas pour le Français que je suis, de voir que presque simultanément, après la Seconde Guerre Mondiale, Jean Paul Sartre, Henri Lefebvre et Jacques Maritain ont élevé la prétention que l’existentialisme, le marxisme et le christianisme étaient un humanisme. Et cela veut dire dans le cas de Maritain –il n’était pas le seul– qu’il voulait élever le christianisme à la hauteur de l’humanisme non pas du XVIe siècle, mais du XXe siècle. On pourrait en dire autant de Teilhard de Chardin ou de Mounier. D’une certaine manière, Teilhard, même s’il a été seulement accueilli au Concile Vatican II, symbolisa sinon la réconciliation, du moins le dialogue, avec les sciences de la nature moderne. Il essaie de construire une formulation théologique qui soit acceptable après une découverte particulièrement difficile à concilier avec la tradition chrétienne de la Création: celle de l’évolution. De son côté, Emmanuel Mounier est le philosophe de l’engagement chrétien dans le monde moderne: pour plusieurs générations de militants, en France et dans divers pays du monde, Mounier signifie que la chrétienté est finie et qu’il faut s’engager dans la cité politique moderne qui n’est plus chrétienne, où il y a du «désordre» mais où il y a aussi à construire. Nous avons l’impression aujourd’hui que Mounier a été trop sensible aux désordres de la démocratie bourgeoise, ou qu’il était plus sensible aux désordres qu’aux avantages de la démocratie, mais peu importe. Comme Unamuno finalement, Mounier pense qu’il y a une «agonie» au double sens d’une fin du christianisme comme chrétienté, mais aussi un combat spirituel possible du chrétien pour rendre la Cité humaine plus ordonnée, plus juste. Ce faisant, il est peut-être moins attentif que les théologiens protestants, Karl Barth y compris, à la crise que représente la sécularisation, ou la culture sécularisée, pour le christianisme et la foi.
Il faudrait évoquer ici les autres religions, mais ce serait trop long. On peut au moins rappeler que quand les juifs accèdent à la modernité, à partir de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, cette modernité imaginée au XVIIIe siècle par Mosès Mendelsohn va se traduire de plus en plus par l’assimilation, que ce soit par l’entrée remarquable dans la modernité scientifique et rationaliste, ou par le baptême. Les juifs participeront plus d’une fois, là où ils sont, aux nationalismes européens. En France, à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, ils seront, sous l’appellation d’«Israélite» (qui est pratiquement abandonné aujourd’hui), de véritables piliers de la République laïque. Je rappelle aussi que les juifs sécularisés ou assimilés ont été présents en grande quantité dans le mouvement socialiste au sens large, que ce soit dans l’internationale socialiste, dans la Révolution bolchévique ou encore dans l’engagement marxiste.
Pour l’islam, il faudrait parler des «réformistes», c’est-à-dire de ceux qui ont tenté de penser un islam compatible avec les idées de la modernité éclairée. La Nahda, le mouvement de réforme du XIXe siècle, fait l’objet d’appréciations diverses aujourd’hui; il y a des jugements parfois sévères parce que, dit-on, les «réformateurs», quand on y regarde bien, restaient finalement très traditionnels. Je crois quand même que les tentatives de réforme de l’islam ont été des tentatives intéressantes pour rejoindre la modernité des Lumières, donc toujours ce premier moment «éclairé», sûr de lui et conquérant de la modernité.
2. LES RELIGIONS CONTRE LA MODERNITÉ
Les religions ont résisté diversement à la modernité. Comme chacun le sait, le catholicisme a été en première ligne dans la critique des philosophes des Lumières, mais le protestantisme, en Angleterre surtout, n’a pas été épargné. Il me semble surtout qu’il faut tenir compte de la grande coupure qu’a représenté la Révolution française. À cause des épisodes de conflit très violents qu’ont représenté en 1790 la Constitution civile du Clergé, les «massacres de septembre» 1792 (1300 prisonniers religieux, hommes et femmes, tués à l’arme blanche dans les prisons de Paris) et enfin les tentatives de déchristianisation en 1793-94, à quoi il faudrait ajouter la Terreur, c’est-à-dire la Révolution se dévorant elle-même, la mémoire de la Révolution française est restée double. Pour les peuples opprimés, elle peut être le symbole de toutes les libérations et de toutes les émancipations, le symbole du «pays des droits de l’homme», comme on aime le rappeler en France. Mais le cours de la Révolution explique que l’Eglise romaine entière se soit retrouvée contre-révolutionnaire. Il explique le retard de l’Eglise catholique dans la perception des droits de l’homme et des droits de la conscience, ainsi que des libertés et de l’égalité. L’Eglise catholique du XIXe siècle est intransigeante et intégraliste: intransigeante par rapport aux libertés des modernes en général, et intégraliste en refusant toute autonomie aux réalités humaines. Toute la vie, publique et privée, des croyants doit intégrer la foi, mettre en œuvre les principes de la foi. Le document antimoderne par excellence sera le célèbre Syllabus –une liste des erreurs modernes en 80 articles, publiée par Pie IX en 1864– et qu’on peut résumer avec l’article 80, le dernier: «Ceux qui pensent que le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne sont anathèmes». On peut commenter à bon droit les tenants et les aboutissants de cette déclaration, on peut la resituer dans une histoire: elle n’en reste pas moins le symbole du refus par l’Eglise, et finalement par les religions, de la raison moderne. Ce refus se concrétise dans l’idée de créer une sorte de contre-société, de contre révolution sociale et politique, de restaurer l’Ancien Régime. L’idée que l’Etat et la religion puissent être séparés est restée longtemps inconcevable en pays catholique, alors que dans les pays anglo-saxons et dans beaucoup d’autres pays la séparation du religieux et du politique s’amorce déjà très fortement dès le XIXe siècle. Disons que d’une façon générale, l’Eglise veut continuer à régenter la vie publique, avec l’idée sincère qu’une «société sans Dieu» serait une société anarchique et qu’elle s’écroulerait. Il y a évidemment des aspects apocalyptiques dans cette vision de l’histoire et dans ce pessimisme envers les temps modernes.
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