La route m’appelait à nouveau irrésistiblement et le souffle du vent me caressait le visage. Bien que celle-ci fut encore en bon état, le trafic était parfois intense. Il s’agissait de trouver la bonne vitesse pour éviter le plus possible à la fois d’être doublé et d’avoir à doubler. Hormis les véhicules motorisés, la route était empruntée par des attelages à cheval, ce qui explique qu’il fallait faire souvent un usage intensif des freins, avant de pouvoir doubler quand quelqu’un venait d’en face. J’avais l’impression d’être replongé en enfance, au temps où le laitier ou le boulanger venaient nous livrer avec leurs charrettes tirées par des chevaux. Quel n’était pas mon plaisir alors de les caresser et de me réchauffer les mains sous leurs crinières ! J’aimais cette odeur délicieuse qui émanait d’eux, même quand ma mère me faisait le reproche de « sentir le canasson ». Dans les champs qui délimitaient la route des deux côtés travaillaient des gens aux vêtements colorés, amoureux de cette terre qu’ils cultivaient et semblaient de loin gratouiller comme un animal. Il y avait des enfants qui gardaient les brebis dans les prés ou au bord de la route, et parfois un chien s’aventurait à m’attaquer ou à me courir après et faisait demi-tour au bout d’un moment, tête haute, tout fier d’avoir chassé un si grand intrus !
A la recherche d’un endroit à l’écart pour la nuit, je trouvai un ruisselet agrémenté d’une petite prairie verdoyante dans une courbe et qui semblait m’inviter. Pour ne pas être vu je voulus monter la tente dans l’obscurité, et assis sur le siège de mon side-car, je laissai mon esprit vagabonder sous les volutes de ma pipe encore fumante à l’issue de cette longue journée. J’avais été habitué à être toujours actif, à m’instruire ou à travailler. Comme l’école en règle générale ne durait que jusqu’à midi, j’avais accepté en Allemagne un job l’après-midi chez « Union Plastik », un nom bien grandiloquant pour une entreprise de seulement trois personnes. En outre je donnais des cours de rattrapage, ce qui me permit d’entretenir mon combi VW, de me procurer la moto, d’économiser pour le voyage, et certes pas par le trafic de drogue comme le répétaient dans mon dos les gardiennes aux langues bien pendues de la morale villageoise ! De toute façon à cette époque je ne connaissais rien des drogues, encore moins que ces grenouilles de bénitier toutes recroquevillées !
Enfin pour une fois j’allais faire l’apprentissage de l’oisiveté ! C’est alors que soudain je vis sur le bras droit de la fourche télescopique une fuite d’huile, de la vraie huile, et plus exactement de l’huile d’amortisseur : il fallait réparer… Bien que ne l’ayant pas souhaité, je dus me mettre à la tâche et différer cet apprentissage. Qu’est-ce que cela voulait dire concrètement ? Je n’allais sûrement pas trouver de joints dans les environs, et pour ce qui est du démontage de la fourche j’aurais besoin à ma connaissance d’une clef spéciale. Alors il n’y avait plus qu’une solution, rajouter de l’huile régulièrement et espérer que ça s’arrangerait tout seul quand commenceraient les routes mal pavées…
Je déchirai un bout de chiffon que j’enveloppai autour du tube plongeur, en le fixant avec un nœud de cabestan pour que l’huile ne parvienne pas jusqu’aux freins, puis rajoutai de l’huile, car il n’y en avait plus ! Heureusement que j’avais été dans la Marine et avais appris à me débrouiller ! Je fis pareil de l’autre côté qui aussi était à sec. Je commençais à me familiariser avec ma moto ! J’avais failli oublier l’engrenage de la roue arrière qui avait également soif d’huile et m’étonnais que le frein arrière de ce foutu engin fonctionne encore ! Quant au moteur, le niveau d’huile était aussi horriblement bas, et qui plus est on ne pouvait pas dire que j’avais vraiment beaucoup roulé ! A mon grand étonnement le niveau d’huile de la boite de vitesses était correct, par contre il y avait quelque chose d’argenté dans l’huile. A la rigueur ça aurait pu être du graphite ajouté, mais s’il s’agissait d’un dépôt argenté, ça ne pouvait venir que de l’intérieur, peut-être de l’aluminium du carter ou des traces de métal dues au frottement des pignons. Il aurait été bon en tout cas que je fasse rapidement la vidange… Tout en faisant un check-up je remarquai trois autres rayons cassés, ainsi qu’une usure excessive et anormale d’un côté du pneu arrière, comme s’il avait été fraisé. Des questions me traversèrent l’esprit : Est-ce que le parallélisme est incorrect ? Est-ce que ça existe pour un attelage avec un side-car, ou s’agit-il d’une usure normale ? Je n’avais parcouru que 700 kilomètres et j’avais déjà bouffé un pneu ! J’estimais qu’avec mes six pneus je ne pouvais faire que 4000 kilomètres et à peine atteindre l’Afghanistan. En plus il y avait deux autres roues sur mon véhicule ! Mais trouve-t-on cette taille là-bas ? Je laissais mes pensées vagabonder, tout en montant la tente et en écoutant la radio qui diffusait des sonorités un peu orientales propices à me remettre de bonne humeur.
Après avoir été chercher de l’eau au ruisseau pour la faire chauffer, en fouillant dans les provisions je trouvai des nouilles et du goulasch qui étaient donc au menu du jour. Etant au pays de la puszta j’ajoutai à cela une bouteille de vin rouge ambré que je m’étais achetée dans une station-service, tout en laissant le moteur allumé. En même temps je me dis que les side-cars devraient être équipés d’un frein à main, et à défaut coinçai un morceau de bois entre la pédale de frein et le cadre : Heureusement que le besoin rend ingénieux ! Un peu plus tard je ne pus résister à l’envie de faire un petit feu de camp entre le ruisseau et le talus de la berge, en me laissant bercer par une musique romantique et de la poésie diffusées par la radio. Un poème qui me semblait destiné disait : « Je rêve d’un pays qui n’existe pas ». Il s’en suivit des mélodies mélancoliques qui me firent presque monter de nostalgie les larmes aux yeux. Etait-ce le mal du pays ou le mal des pays lointains ? Une fois l’émission terminée, je sortis mon harmonica et jouai tout doucement l’air du Tsarévitch, la chanson préférée de mon père et aussi un peu la mienne, souvenir d’une enfance heureuse. A mesure que le feu pâlissait, les étoiles redoublaient de scintillement, tandis que je m’enveloppai dans mon sac de couchage.
Un frais parfum épicé et inconnu embaumait la campagne, et après un petit déjeuner frugal, surtout du thé chaud, je sortis tout mon outillage du side-car. Mon regard tomba sur une enveloppe qui jusque-là n’avait pas attiré mon attention. « D’où vient-elle comme ça si subitement ? Tombée du ciel ? » me demandai-je. Je l’ouvris, déchiffrai d’abord la signature pour en connaitre l’auteur. C’était Norbert, un bon copain un peu plus jeune que moi, mais tout aussi excentrique : les esprits libres s’attirent… « Cher ami et grand frère, comme je t’envie de pouvoir tout envoyer promener et partir à l’aventure ! Comme j’aurais aimé te suivre, mais ma lâcheté m’en empêche et ma plus grande peur est de finir ma vie comme les autres en bon bourgeois ! Je suis de tout cœur avec toi ! Fais ce voyage pour nous tous qui n’avons rien dans le ventre ! A un de ces jours peut-être ! Norbert. »
Normalement on a des pièces de rechange avec soi pour précisément ne pas avoir à les utiliser... C’est plus ou moins pour se rassurer et pour des raisons psychologiques. Chez moi c’est différent, et je me risque à les utiliser toutes. En les voyant entassées, je me demandais bien combien de jours j’allais bien pouvoir en faire usage. En tout cas il était midi quand j’eus fini mon inspection matinale et que vint donc l’heure d’une petite collation. A vrai dire les contrariétés persistantes m’avaient gâché l’appétit, qui était inversement proportionnel à celui de mon moteur ! J’avais l’intention de gagner Belgrade dans la journée, soit 400 kilomètres, ce qui était faisable. « Je mets le casque ou pas ? Allons, ne sois pas si pessimiste ! », me dis-je. En fait, tout n’est qu’une question de pensée positive ! On se prépare au décollage, on met la clef de contact, et c’est parti…Et bien, non, c’est raté ! Pas le moindre petit voyant qui s’allume ! Ah oui, j’oubliais ! Il y a une vitesse enclenchée ! Point mort, rien ne s’allume non plus, le klaxon reste muet, bien que la veille j’ai enlevé la clef et éteint les phares. Et là où je me trouvais, il aurait fallu un tracteur pour me remorquer ! Avais-je inconsciemment prévu tout cela ou était-ce ma prévoyance habituelle ? J’avais avec moi une batterie neuve et même un chargeur ! Ceci dit il ne servait pas à grand-chose, car pour tout courant il n’y avait que le ruisseau ! Il fallait donc changer la batterie…La position point mort illuminait l’horizon de mes espérances, comme l’étoile de Bethlehem ! En même temps que je reprenais espoir, ma pensée positive me revenait, et grâce à elle et quelques coups de kick le moteur se réveilla. Un épais nuage de fumée s’éleva au-dessus de cette tâche de verdure idyllique où je me trouvais, et sans le moindre remerciement aux elfes du ruisseau et des prairies environnantes, je levai aussitôt le camp.
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