M. Tucker leur fut d’une utilité inappréciable durant leur promenade : le vicaire était en état de répondre à toutes les questions de Dorothée sur les paysans et les autres paroissiens. Il lui assura que tout le monde était heureux à Lowick, qu’il n’y avait pas un habitant dans ces doubles rangées de chaumières à petit loyer qui n’élevât un cochon, et que les petits coins de jardins derrière les maisons étaient tous bien soignés. Les petits garçons étaient vêtus d’excellent velours de coton, et les petites filles, bien tenues, allaient se placer aux environs ou tressaient de la paille à la maison. Il n’y avait pas d’industrie, pas de dissidents non plus et en somme pas trop de vice dans la population, quoique ces braves gens fussent plus occupés en général de leurs intérêts temporels que de ceux de leur âme. Il y avait tant de poules à Lowick que M. Brooke en fit la remarque.
– Vos fermiers, dit-il, laissent un peu d’orge à glaner pour les femmes ! Les pauvres gens pourraient avoir ici leur poule au pot comme le bon roi de France le souhaitait à son peuple. Les Français mangent pas mal de volailles, des volailles maigres, vous savez…
– C’était là un souhait à bon marché, s’écria Dorothée. Les rois sont-ils donc de tels monstres, qu’il faille regarder un souhait pareil comme une vertu royale.
– Si c’était des volailles maigres qu’il leur souhaitait, dit Célia, cela n’était pas si beau ; mais peut-être était-ce des volailles grasses ?
– Oui ; mais le mot ne se trouve pas dans la phrase, ou peut-être était-il subauditum, c’est-à-dire présent dans l’esprit du roi et non prononcé, ajouta M. Casaubon en souriant et en inclinant la tête vers Célia, qui s’empressa de se reculer un peu, car elle ne pouvait souffrir que M. Casaubon la regardât en clignotant.
Dorothée devint silencieuse en reprenant le chemin de la maison. Elle sentait avec une sorte de désappointement humiliant, qu’il n’y avait rien à faire pour elle à Lowick, et dans les quelques minutes qui suivirent, elle songeait déjà qu’elle eût préféré trouver sa future demeure dans une paroisse plus largement dotée de toutes les misères de ce monde afin d’y trouver elle-même plus de devoirs actifs à remplir. Puis, revenant à l’avenir qui s’ouvrait devant elle, elle se fit l’image d’une vie plus complètement dévouée à l’œuvre de son mari, jusqu’au jour où de nouveaux devoirs s’imposeraient à elle. Quelques-uns se révéleraient peut-être alors à son intelligence agrandie et élevée au contact de celle de M. Casaubon.
M. Tucker les quitta bientôt ; quelque affaire professionnelle ne lui permettait pas de rester à déjeuner au manoir ; comme ils revenaient au jardin par la petite porte, M. Casaubon prit la parole :
– Vous me paraissez un peu triste, Dorothée ; ne seriez-vous pas satisfaite de ce que vous venez de voir ?
– Ce que je ressens est peut-être mal ou insensé, répondit Dorothée avec sa franchise ordinaire ; je souhaiterais presque que les pauvres gens d’ici fussent plus nécessiteux. J’ai eu si rarement l’occasion de me rendre utile ! Sans doute mes notions d’utilité ici-bas sont bien imparfaites, et je sens que j’ai, dans cette voie, tout un apprentissage à faire.
– Sûrement, dit M. Casaubon. Toute position comporte ses devoirs particuliers. La vôtre, comme maîtresse de Lowick, ne manquera pas, je l’espère, de combler toutes vos aspirations.
– Oh ! j’en suis bien sûre ; ne croyez pas que je sois triste.
– Voilà qui est bien. Mais, si vous n’êtes pas fatiguée, nous prendrons pour revenir un autre chemin.
Dorothée n’était nullement fatiguée, et on fit un petit détour jusqu’à un if superbe, gloire héréditaire de la propriété. Comme ils s’en rapprochaient, une forme se détachant sur un fond de verdure sombre, apparut assise sur le banc, en train de dessiner le vieil arbre. M. Brooke, qui marchait devant avec Célia, se retourna pour demander qui était ce jouvenceau.
– C’est un jeune parent à moi, répondit M. Casaubon, un petit-cousin ; au fait, ajouta-t-il en regardant Dorothée, c’est le petit-fils de la dame dont vous avez remarqué le portrait, de ma tante Julia.
Le jeune homme avait déposé son album et s’était levé. Les boucles touffues de ses cheveux châtain clair et sa grande jeunesse rappelèrent aussitôt la vision entrevue par Célia.
– Dorothée, permettez que je vous présente mon cousin, M. Ladislaw. – Will, miss Brooke !…
Le cousin de M. Casaubon était alors si près d’eux, que, lorsqu’il ôta son chapeau, Dorothée put voir distinctement deux yeux gris très rapprochés, un nez fin et irrégulier traversé par une petite ride et une abondante chevelure rejetée en arrière ; mais la bouche et le menton étaient d’une forme plus accentuée et pour ainsi dire plus farouche que sur le portrait de sa grand’mère. Le jeune Ladislaw ne trouva pas nécessaire de sourire comme s’il se fût trouvé charmé de cette présentation à sa future cousine ; son visage exprima au contraire un mécontentement visible.
– Vous êtes artiste, à ce que je vois, dit M. Brooke prenant l’album et le feuilletant de sa façon familière.
– Non, ce sont de petits croquis qui m’amusent à faire ; il n’y a rien de joli dans cet album, répondit le jeune Ladislaw rougissant peut-être plus encore de mécontentement que de modestie.
– Oh ! voyez cela ! Voici pourtant un joli petit morceau. J’ai travaillé un peu dans cette branche, moi aussi autrefois, vous savez… Regardez-moi cela : c’est, par ma foi, une jolie chose et enlevée, comme nous disions, avec « brio ».
M. Brooke présentait aux deux jeunes filles une grande esquisse à l’aquarelle, représentant un sol pierreux, des arbres et un étang.
– Je suis mauvais juge en ces matières, dit Dorothée non pas avec froideur, mais comme pour protester contre l’appel fait à son goût. Vous savez bien, mon oncle, que je n’admire pas ces tableaux que vous dites si vantés ! Ils ont un langage que je ne comprends pas. Il y a, je suppose, entre la nature et les reproductions de la nature, quelque rapport que je suis trop ignorante pour saisir, de même qu’un vers grec ne me dit rien, alors que vous en comprenez parfaitement le sens.
Dorothée regarda M. Casaubon qui inclina la tête vers elle tandis que M. Brooke continuait avec son sourire nonchalant :
– Dieu me bénisse ! comme on se ressemble peu ! Votre éducation, ma chère enfant, a été fort incomplète sous ce rapport, car c’est précisément ce que vous dédaignez qui convient aux jeunes filles : le dessin, les beaux-arts, etc., etc.… Mais vous vous êtes mise à dessiner des plans ; vous ne comprenez pas la morbidezza et ces choses-là. J’espère que vous viendrez chez moi et je vous montrerai ce que j’ai fait dans cette branche, poursuivit-il en s’adressant au jeune Ladislaw, lequel jusque-là observait Dorothée avec une attention profonde.
Ladislaw s’était mis dans la tête que ce devait être une déplaisante personne, puisqu’elle allait épouser Casaubon, et ce qu’elle venait de dire de sa stupidité à propos des tableaux l’aurait confirmé dans son opinion, si même il l’avait crue sincère. Il ne vit pour le moment dans les paroles de Dorothée qu’une critique dissimulée et il se tint pour assuré qu’elle trouvait son esquisse détestable. Il y avait trop de finesse dans sa réponse ! Elle se moquait de lui et de son oncle. Mais quelle voix ! C’était comme la voix d’une âme ayant vécu jadis dans une harpe éolienne. Quelle inconséquence de la nature ! Il n’y avait pas place pour la passion chez une jeune fille qui se décidait à épouser Casaubon ! Cependant il se détourna d’elle et remercia M. Brooke de son invitation.
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