Will voyait assez clairement chez Casaubon les résultats misérables d’une longue incubation qui n’avait jamais rien fait éclore ; et, sans la gratitude à laquelle il était tenu, il eût ri de ce travail soutenu, de ces inutiles rangées de manuscrits, de ce triste flambeau de théorie savante qui semblaient donner raison à sa propre conduite et l’encourager dans son généreux abandon aux intentions de l’univers à son égard. Il regardait cet abandon à la destinée comme une preuve de génie et ce n’est pas non plus une preuve du contraire ; car le génie ne consiste ni dans l’orgueil ni dans l’humilité, mais dans la faculté d’accomplir non pas toutes choses en général, mais une certaine œuvre en particulier. Laissons donc partir Ladislaw pour le continent sans nous prononcer sur son avenir. Entre toutes les formes d’erreurs, méfions-nous surtout de celle qui consiste à prophétiser. Mais gardons-nous d’un jugement précipité vis-à-vis de M. Casaubon tout autant que de son jeune cousin ; gardons-nous également de toute prévention. Ne tenons compte que dans une certaine mesure du dédain de mistress Cadwallader pour la prétendue grandeur d’âme de son voisin l’homme d’Église, de la triste opinion qu’avait sir James Chettam des jambes de son rival, de la difficulté de M. Brooke à faire jaillir les idées de l’esprit de son hôte et enfin des critiques de Célia sur le physique de cet érudit d’un âge mûr.
D’ailleurs, si M. Casaubon se servait, en parlant, d’une rhétorique un peu froide, il n’est pas certain qu’il n’y eût en lui quand même un fond solide et de beaux sentiments. Un immortel naturaliste, interprète d’hiéroglyphes, n’a-t-il pas écrit des vers détestables ? Sont-ce des manières gracieuses et le don de la conversation qui ont contribué aux progrès de la théorie du système solaire ? Laissons donc de côté les jugements superficiels pour reporter notre attention sur l’idée qu’un homme se fait de lui-même, de sa vie et de ses facultés, pour essayer de comprendre à travers quels obstacles il poursuit ses travaux journaliers, pour voir ce que les années ont inscrit au fond de son cœur d’espérances trompées ou ce qu’elles y ont enraciné d’illusions.
M. Casaubon était pour lui-même le centre de son monde à lui : Si l’auteur d’une Clef de toutes les mythologies était trop disposé à ne considérer les autres qu’au point de vue de sa convenance personnelle et comme providentiellement créés à son usage, n’oublions pas que ce trait de caractère ne nous est pas tout à fait étranger, et qu’il réclame comme toutes les autres espérances trompeuses des mortels, un peu de notre pitié.
Après tout, l’affaire de son mariage avec miss Brooke le touchait de plus près que pas une des personnes que nous avons vues s’en occuper pour le désapprouver ; et, dans la situation présente j’éprouve plus de tendre compassion pour l’expérience qu’il fait du bonheur que pour le désappointement de l’aimable sir James ; car, en vérité, l’approche du jour de son mariage n’excitait chez M. Casaubon aucune ardeur nouvelle, et ce jardin du mariage dont les sentiers, selon tous les usages reçus, devaient être bordés de fleurs, persistait à ne pas se montrer à lui sous un aspect plus enchanteur que les voûtes antiques sous lesquelles, jusqu’ici, il avait erré seul, le flambeau de la science à la main. Il ne s’avouait pas à lui-même, encore moins eût-il avoué à un autre son étonnement de ce qu’ayant conquis une jeune fille charmante et de noble cœur, il n’eût pas conquis en même temps cette joie parfaite de l’âme qu’il avait toujours regardée comme un objet accessible aux efforts persévérants.
L’infortuné M. Casaubon s’était imaginé que sa longue et laborieuse vie de célibat avait accumulé en sa faveur un intérêt composé de joies et de plaisirs et aussi qu’on lui saurait toujours gré de la part d’affection qu’il donnerait aux autres. Et, dans ces circonstances de vie presque trop heureuses, il ne savait à quoi attribuer une certaine froideur de sentiment qui l’envahit au moment même où sa joie impatiente eût dû être la plus vive, au moment où il échangeait la tristesse habituelle de sa bibliothèque de Lowick pour des visites à la Grange. C’était là une pénible expérience qu’il était condamné à subir dans la solitude, comme il avait déjà traversé seul aussi ces désespoirs qui l’avaient parfois envahi, tandis qu’il travaillait péniblement à se faire jour dans les marais de la littérature, sans voir le but se rapprocher de lui. Et sa solitude était la pire de toutes, car elle fuyait toute sympathie. Il souhaitait que Dorothée le crût aussi heureux qu’il convenait de l’être à son prétendant accepté ; pour ce qui regardait ses travaux, il s’appuyait sur la naïve confiance et le respect d’enfant que Dorothée avait pour lui ; il aimait à l’exciter encore par ses récits, et il s’encourageait ainsi lui-même à espérer. En lui parlant, il lui exposait son œuvre et ses intentions pour l’avenir avec la confiance réfléchie d’un pédagogue ; et, dans ces moments-là, il se débarrassait du froid auditoire imaginaire qui peuplait d’ordinaire les heures pénibles de son travail d’un brouillard confus d’ombres élyséennes.
Quant à Dorothée, que de perspectives nouvelles lui ouvraient ses conversations avec M. Casaubon sur son grand ouvrage, elle qui ne connaissait guère autre chose que la plate Histoire universelle mise à la portée des jeunes filles ! Ce sentiment de tout ce qui se révélait à elle, cet étonnement de se sentir mise en relation plus proche avec les anciens stoïciens et les philosophes de l’époque alexandrine, dont les idées ne différaient pas absolument des siennes, tenait en éveil son ardente aspiration à découvrir une règle de conduite définie, qui mettrait sa vie et sa doctrine à elle en rapport intime avec cette antiquité merveilleuse dont l’influence se communiquerait à ses actions. Elle acquerrait certainement cette science complète. M. Casaubon lui apprendrait tout ; elle se réjouissait d’avance à la pensée d’être initiée aux idées les plus élevées, comme elle se réjouissait à la pensée de son mariage, confondant dans son cœur les vagues notions qu’elle avait de cette double initiation. On aurait tort de croire que Dorothée, en ambitionnant de participer à la science de M. Casaubon, n’eût en vue qu’un simple et secondaire accroissement de connaissances. À Freshitt et à Tipton, l’opinion, il est vrai l’avait déclarée une personne de mérite ; mais, si cette épithète ne s’applique qu’à une certaine capacité d’apprendre et d’agir, étrangère au caractère même, elle n’était pas faite pour elle.
Toute son avidité d’apprendre venait chez elle d’un courant intérieur de mobiles sympathiques qui entraînait habituellement toutes ses idées et toutes ses impulsions. Elle ne demandait pas à faire étalage de sa science ni à s’en servir en dehors du champ matériel de ses actions ; si elle avait écrit un livre, elle l’aurait fait, comme sainte Thérèse, sous l’impulsion d’une puissance supérieure contraignant sa conscience. Mais elle aspirait à je ne sais quoi d’indéfini qui pourrait remplir sa vie d’une tâche à la fois rationnelle et passionnée ; or, comme le temps des visions célestes et des voix d’en haut était passé, comme la prière élevait ses aspirations sans pour cela l’instruire davantage, quelle autre lampe conductrice lui restait-il que la science ? c’étaient évidemment les hommes instruits qui possédaient l’huile de cette lampe, et quel homme était plus instruit que M. Casaubon ?
Ainsi, durant ces courtes semaines, la confiance joyeuse et reconnaissante de Dorothée ne faiblit pas un instant, et, si son amoureux ressentit parfois une sorte de lassitude ou d’affaissement, il ne put jamais l’attribuer à un relâchement dans l’intérêt affectueux que lui portait sa fiancée.
Читать дальше