Sir James se leva alors pour saluer mistress Cadwallader, qui entrait tenant à la main sa plus jeune fille âgée de cinq ans. L’enfant courut tout droit se blottir sur les genoux de son père.
– Je sais de quoi il s’agit, dit mistress Cadwallader, mais vous ne ferez pas d’impression sur Humphrey. Aussi longtemps que le poisson se prendra à l’amorce, chacun de nous restera exactement ce qu’il est. Dieu vous bénisse ! Casaubon possède un ruisseau à truites et ne se soucie pas d’y pêcher lui-même. Croyez-vous qu’il existe un meilleur garçon ?
– Eh bien, il y a du vrai là dedans, dit le recteur avec son rire calme et silencieux. C’est une précieuse qualité pour un homme que d’avoir un ruisseau à truites.
– Mais, sérieusement, dit sir James dont l’irritation ne s’était pas encore entièrement dissipée, ne croyez-vous pas que le recteur pourrait quelque chose, s’il voulait parler ?
– Oh ! je vous ai prévenu d’avance de ce qu’il dirait, répondit mistress Cadwallader en levant les sourcils. J’ai fait ce que j’ai pu, je m’en lave les mains, de ce mariage !
– Premièrement, répliqua le recteur d’un air grave, il serait déraisonnable de s’attendre à ce que je puisse convaincre Brooke, et ensuite le faire agir en conséquence. Brooke est un excellent homme, mais il est mou ; il entrera dans n’importe quel moule, mais sans jamais en garder l’empreinte. Et puis, mon cher Chettam, pourquoi, je vous prie, userais-je de mon influence au préjudice de Casaubon, à moins d’être beaucoup plus sûr que je ne le suis d’agir dans l’intérêt de miss Brooke ! Je ne sais rien de défavorable à Casaubon. Je ne m’inquiète pas de ses Xisuthrus, Fee-fo-fum, etc. ; et il ne s’occupe pas davantage de mes engins de pêche. Il a toujours été poli avec moi et je ne vois pas pourquoi j’irais gâter son jeu. Et pour revenir à miss Brooke, elle pourra être aussi heureuse avec lui qu’avec tout autre homme !
– Humphrey ! vous me faites perdre patience ! Vous savez bien que vous aimeriez mieux dîner sous la haie qu’en tête à tête avec Casaubon. Vous n’avez jamais rien à vous dire.
– Cela n’a rien à faire avec le mariage de miss Brooke. Ce n’est pas pour mon plaisir qu’elle l’épouse.
– Il n’a pas une goutte de bon sang dans tout le corps, dit sir James.
– Certainement pas. On en a mis une goutte sous un verre grossissant et on n’y a trouvé que des virgules et des parenthèses, ajouta mistress Cadwallader.
– Que ne fait-il paraître son livre au lieu de se marier ? dit sir James rempli de dégoût.
– Il ne rêve que d’annotations et sa cervelle se brouille dans tout cela. On dit que, tout petit garçon, il fit une analyse de Saute sur mon pouce ! Et, depuis, il a toujours fait des analyses à propos de tout. Fi donc ! Et tel est l’homme avec lequel Humphrey s’obstine à dire qu’une femme peut être heureuse.
– Eh bien, si, tel qu’il est, il plaît à miss Brooke ? Je ne fais pas profession de comprendre les goûts de toutes les jeunes personnes.
– Mais si elle était votre fille ? dit sir James.
– Ce serait différent. Elle n’est pas ma fille et je ne me sens pas appelé à intervenir dans cette affaire. Casaubon n’est pas pire que la plupart d’entre nous. C’est un clergyman savant et il fait honneur à l’habit. Certain radical faisant un discours à Middlemarch a dit que Casaubon était le titulaire coupeur de paille instruit, Freke le titulaire brique et mortier, et moi le titulaire pêcheur. Et sur ma parole, je ne vois pas qu’il y en ait un meilleur ou pire que l’autre.
Le recteur voyait toujours le côté plaisant dans toute satire dirigée contre lui. Il avait la conscience large et facile, comme tout le reste de son individu, et détestait le tracas.
Sir James comprit avec tristesse que miss Brooke aurait pleine liberté de commettre sa folie. Un signe de l’heureux naturel du baronnet, c’est que son zèle à réaliser les projets de chaumières de Dorothée ne se ralentit pas pour cela ; et Dorothée put apprécier sa loyale persévérance dans l’accomplissement de ce devoir de propriétaire que la complaisance seule de l’amoureux lui avait d’abord fait entreprendre ; le plaisir qu’elle en ressentit fut assez grand même pour compter pour quelque chose dans son bonheur présent, au milieu des doux rêves de confiante admiration et de dévouement passionné que le savant gentleman avait éveillés dans son âme. Aussi, le bon baronnet, alors qu’il commençait, dans les visites suivantes, à rendre certaines petites attentions à Célia, retrouva-t-il de plus en plus de plaisir à la société de Dorothée. Elle était avec lui parfaitement naturelle sans plus témoigner d’agacement ; peu à peu il découvrit tout le charme qu’il peut y avoir dans une franche affection et dans une amicale intimité, d’homme à femme entre lesquels il n’y a pas d’amour à cacher ni à déclarer.
M. Brooke n’eut qu’à se louer des procédés de M. Casaubon dans la rédaction du contrat, et les préliminaires du mariage avançaient doucement. Encore faut-il que la fiancée prenne connaissance de sa future demeure et indique les changements qu’elle y désire. Avant le mariage, la femme commande ; c’est une manière de se préparer à la soumission plus tard.
Par une matinée de novembre d’un froid gris et sec, Dorothée se rendit en voiture à Lowick avec son oncle et Célia. L’habitation de M. Casaubon était le manoir de la paroisse. Tout proche s’élevait la petite église qu’on apercevait à travers les arbres du jardin, et, vis-à-vis, le vieux presbytère. M. Casaubon n’avait d’abord occupé que la cure, la mort de son frère ne l’ayant mis que plus tard en possession du manoir. De ce manoir dépendait un petit parc où s’élevait çà et là un vieux chêne isolé ; une avenue de tilleuls conduisait à la façade sud-ouest de la maison ; le parc et le jardin n’étaient séparés que par une clôture basse, de manière que, des fenêtres du salon, le regard se prolongeait à perte de vue le long d’une pente de gazon vert jusqu’au point où les tilleuls descendaient au niveau des blés et des pâturages, et parfois semblaient se fondre comme dans un lac sous les rayons du soleil couchant. C’était le côté riant de la maison ; les façades du midi et du levant avaient, au contraire, un aspect de mélancolie, même par les matinées les plus radieuses. Les terrains s’y étendaient moins loin, les massifs de fleurs ne témoignaient pas d’un entretien très soigné, et d’épais groupes d’arbres composés surtout de sombres ifs s’étaient élevés à de grandes hauteurs à quelques mètres seulement des fenêtres. Le bâtiment de pierre verdâtre, construit dans le vieux style anglais, n’était pas absolument laid, mais percé de fenêtres étroites et d’un aspect triste : c’était une de ces maisons auxquelles il eût fallu de nombreux enfants, beaucoup de fleurs, de fenêtres ouvertes et des échappées sur de riants points de vue, pour avoir l’air d’une joyeuse demeure.
Par ce jour de fin d’automne, où les feuilles jaunes tombaient sans bruit au milieu du feuillage sombre des arbres verts, et dans une solitude sans soleil, la maison, comme le paysage, avait un air de déclin automnal, et M. Casaubon, lorsqu’il parut, n’avait lui-même aucun éclat susceptible d’être mis en relief par ce décor.
– Grand Dieu ! se dit Célia, Freshitt-Hall eût été autrement agréable.
Elle pensait à la pierre de taille blanche, au portique à colonnes, à la terrasse fleurie de Freshitt, et à sir James souriant dans ce beau domaine et apparaissant comme un prince des contes de fées au milieu d’un buisson de roses, en agitant un mouchoir embaumé des suaves pétales dont une métamorphose le faisait sortir, sir James qui causait si agréablement de choses qui avaient toujours le sens commun et jamais d’érudition ennuyeuse !
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