M. Brooke tendit la lettre à Dorothée ; et, comme elle se levait pour sortir, il ajouta :
– Rien ne presse, ma chère ; pensez-y bien, voyez-vous.
Dorothée le laissa bien convaincu de lui avoir parlé avec fermeté, de lui avoir exposé jusqu’à l’évidence tous les risques de ce mariage. C’était son devoir. Mais, quant à prétendre être sage pour les jeunes gens !… Nul oncle, eût-il fait des voyages sans fin dans sa jeunesse, eut-il embrassé toutes les idées nouvelles, dîné avec des célébrités disparues de ce monde, nul oncle ne pouvait avoir la prétention de juger quel genre de mariage avait le plus de chance de réussir pour une jeune fille qui préférait Casaubon à Chettam ! En résumé, la femme était un problème devant lequel M. Brooke se sentait interdit et qui ne lui semblait guère moins compliqué à résoudre que les révolutions d’un solide irrégulier.
Voici la lettre de M. Casaubon :
« Ma chère miss Brooke,
» J’ai obtenu de votre tuteur la permission de vous parler d’un sujet qui me tient plus au cœur que tout autre. Je ne crois pas me tromper en voyant une coïncidence plus profonde et plus mystérieuse que celle de la date seule dans ce fait que j’ai senti et compris le vide de ma vie précisément à l’époque où je devais faire votre connaissance ; car, dès l’instant où je vous rencontrai, j’eus comme l’impression de votre aptitude éminente, exclusive peut-être, à remplir ce vide (vide, je puis le dire, lié à un intense besoin d’affection) que seraient impuissantes à constamment amortir, mes justes préoccupations pour l’œuvre même à laquelle je me consacre. Chaque occasion nouvelle que j’ai eue de vous observer, a donné à ma première impression une base profonde, en me convaincant plus expressément de cette capacité que j’avais d’abord soupçonnée, et en laissant mieux voir en vous cette faculté d’affection dont je viens de parler. Je suppose que nos conversations vous ont suffisamment éclairée sur la portée de ma vie et de mes aspirations, portée sublime à mon avis, que des esprits d’un ordre plus vulgaire ne sauraient comprendre. Mais j’ai pu discerner en vous une élévation de pensée et une capacité de dévouement que je n’avais pas cru jusqu’ici compatibles avec le premier épanouissement de la jeunesse ni avec ces charmes du sexe susceptibles d’acquérir la vraie distinction lorsqu’ils se trouvent associés comme ils le sont en vous aux qualités de l’esprit que je viens de mentionner. C’était, je vous le confesse, au delà de mes espérances, de rencontrer cette rare combinaison d’éléments à la fois profonds et attrayants, propres à m’assister dans mes sérieux travaux et à répandre un charme inconnu sur mes heures de loisir.
» Je crois que notre rencontre (permettez-moi de le répéter) n’est pas une simple coïncidence avec les besoins antérieurs de mon âme, mais qu’elle y a été rattachée providentiellement comme l’échelon qu’il me fallait gravir encore pour atteindre à l’organisation parfaite de mon plan de vie. Sans cet heureux événement, j’aurais, sans doute poursuivi ma route jusqu’à la fin, sans chercher à éclairer ma solitude par une union matrimoniale.
« Tel est, ma chère miss Brooke, l’état exact de mes sentiments ; je m’en remets à votre bienveillance en osant vous demander maintenant jusqu’à quel point les vôtres sont de nature à confirmer mon heureux pressentiment. Je regarderais comme la faveur la plus élevée de la Providence de pouvoir devenir votre époux et le gardien de votre bonheur ici-bas. En retour, je puis vous offrir une affection qui du moins n’a pas été jusqu’ici follement dissipée, et vous consacrer une vie qui, malgré le peu de durée qu’elle a encore devant elle, ne contient pas dans son passé de pages capables de vous attrister ou de vous faire rougir si vous aviez l’idée de les tourner.
» J’attends l’expression de vos sentiments avec une anxiété que la sagesse m’ordonnerait d’apaiser, si je le pouvais, par un travail plus ardu que de coutume. Mais je suis resté jeune dans ce genre d’expérience, et je sens bien, à la pensée d’une réponse qui pourrait m’être défavorable, qu’il me serait plus difficile de me résigner à ma solitude après cet éclair passager d’espérance. Quoi qu’il en soit, je resterai votre sincèrement dévoué,
» ÉDOUARD CASAUBON. »
Dorothée tremblait en lisant cette lettre ; quand elle l’eut achevée, elle tomba à genoux, cacha sa figure dans ses mains et sanglota ; elle ne pouvait prier ; sous le coup de cette émotion solennelle où toutes les pensées deviennent vagues et toutes les images flottantes et incertaines, elle ne pouvait que se réfugier avec la foi de l’enfant dans le sein d’une conscience divine, soutien de sa propre conscience. Elle demeura ainsi jusqu’à ce qu’il fût temps de s’habiller pour le dîner. Comment aurait-elle songé à analyser sa lettre ; à faire la critique de cette déclaration d’amour ? Toute son âme était possédée de cette idée qu’une vie plus complète s’ouvrait devant elle : elle était comme une néophyte sur le point d’être initiée à une tâche nouvelle ; elle allait avoir enfin l’emploi de l’énergie de son âme, de cette énergie qui n’avait jamais pu s’exercer qu’à grand’peine, comprimée entre l’obscurité de sa propre ignorance et les petites exigences du monde.
Elle pourrait se dévouer désormais à des devoirs élevés bien que définis, elle pourrait vivre continuellement dans la lumière d’une intelligence qu’elle révérerait ; et cet espoir se mêlait à l’épanouissement d’un bonheur triomphant, à la joyeuse surprise de la jeune fille qui se voit choisie par celui que son admiration avait aussi choisi. Toute la passion de Dorothée tendait à une vie idéale ; le rayonnement de sa jeunesse transfigurée se répandit sur tout ce qui l’entourait. Les petits incidents de ce jour qui avaient excité son mécontentement sur les conditions de sa vie présente ajoutèrent à l’impétuosité de ses sentiments et hâtèrent sa résolution définitive.
Après dîner, tandis que Célia exécutait au piano des variations, sorte de petit tapotement qui symbolisait la partie esthétique de l’éducation des jeunes filles, Dorothée monta à sa chambre pour répondre à la lettre de M. Casaubon. Pourquoi tarderait-elle à le faire ? Elle recopia trois fois sa réponse, non pour en changer les termes, mais parce que sa main tremblait, et elle ne voulait pour rien au monde que M. Casaubon trouvât son écriture mauvaise et illisible. Elle mit son amour-propre à écrire une réponse où chaque lettre fût parfaitement distincte et ne pût prêter à de fausses interprétations ; elle comptait bien d’ailleurs employer ce talent à soulager les yeux de M. Casaubon.
Elle écrivit donc trois fois les lignes suivantes :
« Mon cher monsieur Casaubon,
» Je vous suis bien reconnaissante de m’aimer et de me croire digne d’être votre femme. Je ne saurais aspirer à un bonheur plus parfait que celui qui ne fera qu’un avec le vôtre. Si j’en disais plus, ce ne serait jamais que la même chose répétée en d’autres termes, car je ne puis m’attacher à aucune autre pensée qu’à celle de rester, durant toute ma vie, votre dévouée,
» DOROTHÉE BROOKE ».
Plus tard, dans la soirée, elle suivit son oncle dans la bibliothèque pour lui remettre sa lettre, afin qu’il la fît partir le lendemain matin. Il en fut surpris, et demeura quelques instants silencieux, remuant de côté et d’autre divers objets sur son bureau ; puis il vint s’appuyer le dos à la cheminée, les lunettes sur le nez, et regardant l’adresse de la lettre.
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