En dépit de son chapeau fané et de son antique châle de l’Inde, il était clair, à voir son salut respectueux, que la portière ne la regardait pas moins comme une personne d’importance.
– Eh bien, mistress Fitchett, vos poules pondent-elles à présent ? dit la dame aux yeux noirs et au teint fortement coloré, d’un ton de voix clair et décidé.
– Cela va assez bien quant à la ponte, madame ; mais ne se sont-elles pas mises à manger leurs œufs ? Je ne puis avoir l’esprit en repos avec ces bêtes.
– Oh ! les cannibales ! Vous feriez mieux de les vendre tout de suite à n’importe quel prix ; combien demandez-vous pour une paire ? Ça ne vaut pas bien cher, des volailles d’un si mauvais naturel.
– Eh bien, madame, ce sera une demi-couronne ; je ne puis les laisser à moins.
– Une demi-couronne ?… où en sommes-nous, grand Dieu ! Allons, voyons ! Pour le bouillon de poulet du recteur, le dimanche. Il a déjà consommé tous les poulets de ma basse-cour ; et vous êtes à demi payée par le sermon, mistress Fitchett, ne l’oubliez pas. Prenez une paire de pigeons sauteurs en échange, de vraies merveilles. Il faudra venir les voir.
– Eh bien, madame, M. Fitchett, après son travail, ira les voir ; il s’intéresse beaucoup aux espèces nouvelles, et il ne demande pas mieux que de vous obliger.
– M’obliger ? Il n’aura jamais fait un si beau marché ! Une paire de pigeons d’Église pour une couple de volailles espagnoles qui mangent leurs œufs ! Ne vous en vantez surtout pas trop, vous et Fitchett, voilà tout !
Toute ladre et toute brusque de langage que se montrât la femme du recteur, les fermiers et les paysans de Tipton et de Freshitt auraient ressenti un grand vide dans leurs conversations s’ils n’avaient eu à se raconter les faits et gestes de mistress Cadwallader. Cette dame, de noble naissance, descendante de comtes inconnus parfaitement obscurs, qui, alléguant sa pauvreté, rognait sur les prix les plus bas, qui, en vous décochant les plaisanteries les plus familières, laissait toujours par un certain tour de langue deviner ce qu’elle était, une telle personne par ses condescendances avec les paysans de la contrée les rapprochait à la fois des rangs plus élevés de la société et de l’Église et diminuait apparemment l’amertume qu’il y avait pour eux à payer la dîme impermutable. Un caractère plus exemplaire avec plus de dignité simple ne les eût pas aussi bien aidés à comprendre les trente-neuf articles et eût certainement moins contribué à la paix sociale.
M. Brooke, qui appréciait à sa manière et à un autre point de vue les mérites de mistress Cadwallader, tressaillit légèrement lorsqu’on lui annonça sa visite dans la bibliothèque où il était seul.
– Je vois que vous avez eu ici votre Cicéron de Lowick, dit-elle en s’asseyant confortablement près de lui et en écartant son châle, qui laissa voir une taille fine, mais bien prise ; je vous soupçonne de traîner ensemble quelque mauvaise intrigue politique, sans quoi vous ne verriez pas si souvent cet homme-là en personne. J’informerai contre vous ; souvenez-vous que vous êtes suspects tous deux depuis que vous avez pris le parti de Peel dans la question catholique ; je répandrai partout que vous allez vous présenter comme candidat whig à Middlemarch, quand le vieux Pinkerton aura donné sa démission, et Casaubon travaillera pour vous sous main ; il corrompra les électeurs par des pamphlets qu’il distribuera dans les cabarets. Allons, confessez-vous !
– Rien de semblable, dit M. Brooke souriant et frottant le verre de ses lunettes, mais rougissant un peu à cette harangue. Nous ne causons pas beaucoup politique avec Casaubon. Il ne s’occupe guère des questions philanthropiques pas plus que des peines judiciaires et autres choses semblables. Il ne s’intéresse qu’aux affaires ecclésiastiques. Et ces dernières ne sont pas de mon ressort, vous savez…
– Je ne le sais que trop. J’ai entendu parler de ce que vous avez fait. Qui donc a vendu un morceau du terrain aux papistes de Middlemarch ? Je jurerais que vous l’aviez acheté exprès. Vous êtes un vrai Guy-Faux et nous verrons si vous ne serez pas brûlé en effigie le 5 novembre prochain. Humphrey n’a pas voulu venir se quereller avec vous ; c’est moi qui me suis chargée de la mission.
– Bon ! il fallait bien m’attendre à être persécuté, du moment que je ne persécute pas, vous savez.
– Vous voilà parti ! C’est un de ces mots à effet que vous avez préparés pour l’assemblée électorale. Voyons, ne vous laissez pas leurrer à cette assemblée, mon cher monsieur Brooke. Un homme se range dans la catégorie des fous quand il se met à haranguer les électeurs, et il n’a d’excuse que s’il appartient à la bonne cause ; dans ce cas, il peut prier Dieu de bénir son galimatias. Vous vous perdrez, je vous en avertis et tout le monde vous tombera dessus.
– C’est précisément ce que j’espère, répondit M. Brooke, ne voulant pas laisser voir combien ce tableau prophétique lui plaisait peu. C’est ce que j’espère, en homme libéral. Quant aux whigs, un homme qui se range parmi les penseurs n’a guère de chance d’être agréé par n’importe quel parti. Il peut être d’accord avec eux jusqu’à un certain point. Mais c’est ce que vous autres, femmes, ne pouvez comprendre.
– Où est-il, votre certain point ? Je voudrais bien qu’on me dise comment un homme qui n’appartient à aucun parti, qui mène une vie de Juif errant, et qui ne fait jamais savoir son adresse à ses amis, peut avoir un point certain quelconque dans l’univers. Nul ne sait où ira Brooke ! Il ne faut pas compter sur Brooke ! Voilà ce qu’on dit de vous, à parler franchement ; allons, soyez donc plus sérieux. Quel agrément d’aller aux sessions quand chacun vous regardera en dessous et que vous arriverez avec une mauvaise conscience et la bourse vide ?
– Je ne prétends pas discuter politique avec une dame, dit M. Brooke d’un ton d’indifférence aimable, mais avec l’intuition peu agréable que mistress Cadwallader, par cette attaque, venait d’ouvrir la campagne dans laquelle il s’était engagé par quelques démarches trop hardies. Les personnes de votre sexe ne sont pas des penseurs, vous savez : Varium et mutabile semper 1 … etc. Vous ne connaissez pas Virgile ; j’ai connu…
M. Brooke se souvint à temps qu’il n’avait pas connu personnellement le poète du siècle d’Auguste.
– J’allais dire le pauvre Stoddart, vous savez. Vous autres femmes, vous êtes toujours opposées à une attitude indépendante et vous blâmez les hommes qui ne s’occupent que de la recherche de la vérité et de ces graves sujets. Et il n’y a pas un coin de la province où l’on pense plus étroitement que chez nous. Je n’ai pas l’intention de jeter la pierre à mes voisins, vous savez. Mais il faut que quelqu’un entre dans la voie libérale, et, si ce n’est pas moi, qui sera-ce, je vous prie ?
– Qui ? Mais n’importe quel gueux parvenu, sans position et sans naissance. Les gens de condition devraient dépenser chez eux leur folie d’indépendance et ne pas la colporter au dehors. Et vous qui êtes sur le point de marier votre nièce, autant dire votre fille… à l’un de nos meilleurs gentilshommes !… Sir James en serait fort ennuyé ; il lui serait par trop pénible de vous voir changer de cause et servir de point de ralliement aux whigs.
M. Brooke frémit intérieurement, car les fiançailles de Dorothée n’avaient pas plutôt été décidées qu’il avait déjà pensé aux brocards que lui réservait sa voisine.
– J’espère que nous resterons toujours bons amis, Chettam et moi ; mais j’ai le regret de vous dire qu’il n’y a pas de projet de mariage entre lui et ma nièce, répliqua M. Brooke, fort soulagé d’apercevoir par la fenêtre Célia qui allait entrer.
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