1 ...8 9 10 12 13 14 ...53 – Quelles nouvelles avez-vous de ce voleur de moutons, mon oncle ?
– Quelles nouvelles de ce pauvre Bunch ? Eh bien, il était dit que nous ne pourrions le tirer d’affaire. Il sera pendu.
Le visage de Dorothée prit une expression de reproche et de pitié.
– Pendu, vous savez ! reprit M. Brooke avec un signe d’assentiment résigné. Pauvre Romilly ! Il nous aurait aidé. Je connaissais Romilly, mais Casaubon ne le connaissait pas. Il est un peu enterré dans ses livres, vous savez, Casaubon ?
– Quand un homme se livre à de graves études, se voue à une grande œuvre, il doit nécessairement renoncer à voir beaucoup de monde. Comment pourrait-il aller à droite et à gauche faire des connaissances ?
– C’est juste. Mais un homme finit par s’ennuyer, vous savez. Moi aussi, j’ai toujours été célibataire mais, par une heureuse disposition d’esprit, je n’ai jamais senti l’abattement, j’avais l’habitude d’aller un peu partout et de m’intéresser à tout ; je n’ai pas connu l’ennui, moi, mais je vois bien que Casaubon s’ennuie. Il désirerait une société… une société, vous savez.
– Ce serait un honneur pour qui que ce soit de lui tenir compagnie, dit Dorothée avec énergie.
– Plaît-il ? eh ! fit M. Brooke sans montrer de surprise ni d’émotion. Eh bien, voilà dix ans que je connais Casaubon, depuis qu’il est venu s’installer à Lowick. Mais je n’ai jamais rien tiré de lui, pas une idée, vous savez. Pourtant c’est un grand homme. Il pourrait bien devenir évêque un jour ou obtenir quelque dignité équivalente si Peel reste au ministère. Et il a une très haute opinion de vous, ma chère.
Dorothée ne pouvait parler.
– Le fait est qu’il a sérieusement une très haute opinion de vous ; et il s’exprime admirablement, Casaubon. Il s’est adressé à moi parce qu’il sait que vous n’êtes pas encore majeure. En un mot, j’ai promis de vous parler, quoique je l’aie averti qu’il ne me paraissait pas avoir beaucoup de chances. Il fallait bien lui dire cela, et que ma nièce était encore très jeune, etc.… etc.… Toutefois je n’ai pas trouvé nécessaire d’entrer dans trop de détails… Enfin, le mot de l’énigme, c’est qu’il m’a demandé l’autorisation de vous adresser une demande en mariage…, en mariage, vous savez, dit M. Brooke avec son petit signe de tête explicatif. J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire, ma chère Dorothée.
La physionomie de M. Brooke ne trahissait pas la moindre anxiété, et pourtant il désirait sincèrement connaître ce qui se passait dans l’esprit de sa nièce et lui donner, si besoin était, un bon conseil. Le sentiment qu’il éprouvait pour elle en ce moment à travers tout le décousu de ses idées était celui d’une tendresse sans mélange. Comme Dorothée ne répondait pas, il répéta :
– J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire, ma chérie.
– Merci, mon oncle, dit Dorothée, d’une voix claire et ferme. Je suis très reconnaissante à M. Casaubon. S’il me demande en mariage, j’accepterai. Je l’admire et je l’honore plus que pas un homme que je connaisse.
M. Brooke garda un instant le silence ; puis, d’une voix basse et hésitante il dit :
– Ah ! bien… C’est un bon parti sous certains rapports. Mais un beau parti, voyez-vous, c’est Chettam. Et nos domaines se touchent. Je ne m’opposerai jamais à vos désirs, ma chère enfant ; et, en matière de mariage, chacun a sa manière de voir… jusqu’à un certain point, bien entendu. Je voudrais vous voir bien mariée ; et j’ai de bonnes raisons de croire que Chettam désire vous épouser. Je vous le dis seulement, vous savez.
– Il n’est pas possible que j’épouse sir James Chettam, dit Dorothée. S’il songe à m’épouser, c’est une grande erreur qu’il commet là.
– Voilà ce que c’est, voyez-vous ! On ne peut jamais rien dire d’avance. J’aurais cru que Chettam était précisément le genre d’homme qui plairait à une femme.
– Ne me le présentez plus sous cet aspect, je vous prie, mon oncle, dit Dorothée, sentant renaître sa première irritation.
M. Brooke était tout étonné.
Les femmes, pensa-t-il, sont un sujet d’étude inépuisable. Croirait-on qu’à mon âge je ne puisse encore avancer à coup sûr en ce qui les concerne aucune prévision basée sur la science ! Voilà un beau gentilhomme comme Chettam sans aucune chance de plaire !
– Mais revenons à Casaubon ; rien ne presse… pour vous s’entend ; pour lui, il est bien certain que, chaque année, le marquera davantage. Il a plus de quarante ans, vous savez. Il est plus vieux que vous de vingt-sept ans comptés. Mais nous ne pouvons tout exiger non plus : si vous aimez l’étude, le travail, et autres choses du même genre !… Et enfin son revenu est bon. Il a une jolie propriété indépendamment de son église. Oui, son revenu est bon ; mais il n’est pas jeune, et je ne vous le cacherai pas, ma chère, sa santé n’est pas des plus fortes. Je ne sais rien de plus d’ailleurs qui soit contre lui.
– Je ne désire pas que mon mari soit d’un âge si rapproché du mien, dit Dorothée d’un ton de grave décision. Je désire surtout qu’il me soit supérieur en jugement et en savoir !
M. Brooke répéta encore son « Ah ! » d’acquiescement, et continua :
– Je croyais que vous aviez sur toute chose une opinion plus arrêtée que la plupart des jeunes filles. Je croyais que vous teniez à votre opinion, vous savez.
– Je ne croirais pas pouvoir vivre si je n’avais des opinions à moi ; mais je voudrais avoir de bonnes raisons de les concevoir, et je voudrais surtout que mon mari fût assez sage pour me guider sûrement et pour m’aider à conformer ma vie à ces principes.
– Parfaitement. Vous ne pouviez exposer plus clairement ce dont il s’agit. Mais il y a des choses bien étranges, poursuivit M. Brooke, qui était décidé dans sa conscience à faire tout ce qu’il pourrait en cette circonstance pour le bien de sa nièce. La vie n’est pas jetée dans un moule, n’est pas déterminée par des lignes et des règles. Je ne me suis jamais marié, moi ; et c’est tant mieux pour vous et les vôtres ; cela vous profitera plus tard. Le fait est que je n’ai jamais assez aimé une femme pour me fourrer dans un piège pour l’amour d’elle, car c’est un piège, vous savez ?… Quant au caractère… il faut aussi penser au caractère et un mari aime toujours à être maître chez lui.
– Je sais qu’il faut m’attendre à certaines épreuves, mon oncle. Le mariage est un état qui comprend les devoirs les plus sérieux. Je n’y ai jamais pensé comme à un simple agrément personnel, dit la pauvre Dorothée.
– Oui, vous ne tenez pas au luxe, à une grande maison, aux réceptions, aux bals, etc.… Je vois que la vie de Casaubon pourrait bien vous convenir mieux que celle de Chettam. Vous ferez comme vous l’entendrez, ma chère enfant. Je ne m’oppose point à Casaubon, je l’ai dit tout de suite, car on ne peut savoir comment tout cela finira. Vos goûts sont différents de ceux des jeunes filles en général, et un homme qui est à la fois pasteur et érudit, et qui a des chances de devenir évêque, vous ira peut-être mieux que Chettam. Chettam est un brave garçon, un cœur excellent et loyal, vous savez. Mais il ne donne pas beaucoup dans les idées nouvelles, comme je le faisais quand j’étais jeune. D’un autre côté chez Casaubon, il y a les yeux… Je crois qu’il se les est gâtés à force de lire.
– Je serai d’autant plus heureuse si je puis lui venir en aide, dit Dorothée avec ardeur.
– Vous avez déjà votre parti pris, à ce que je vois. Eh bien, ma chère, le fait est que j’ai une lettre pour vous dans ma poche.
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