Jane Austen - Raison et Sentiments (Édition intégrale)

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" La famille des Dashwood était depuis long-temps établie dans le comté de Sussex. Leurs domaines étaient étendus, et leur résidence habituelle était à Norland-Park, au centre de leurs propriétés, où plusieurs générations avaient vécu avec honneur, aimées et respectées de leurs vassaux et de leurs voisins. "
Après le décès de Henry Dashwood, ses trois filles, Elinor, Marianne et Margaret, ainsi que leur mère se trouvent privées de leur part d'héritage par leur demi-frère John qui se laisse facilement convaincre par sa femme Fanny qu'il ne leur doit rien. Leur condition financière considérablement diminuée, elles se retrouvent dans une situation particulièrement difficile.

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— Oui, répliqua Elinor, ses opinions sont un peu romanesques.

— Ou plutôt, à ce que j’imagine, elle croit qu’un second attachement ne peut pas exister.

— Je crois que c’est-là son idée ; mais comment ne réfléchit-elle pas sur le caractère de notre bon père qui s’est marié deux fois par inclination. Elle est encore bien jeune, et se fait des illusions ; dans quelques années ses opinions seront établies sur des bases plus réelles : alors il sera plus aisé de les définir et de les justifier ; à présent je lui en laisse le soin.

— Oui, dit le colonel, c’est probablement ce qui arrivera ; cependant il y a quelque chose de si aimable dans les préjugés d’un jeune cœur, qu’on est presque fâché du moment où il y renonce pour adopter les opinions générales.

— Je ne puis être de votre avis, dit Elinor ; il y a des inconvéniens dans la manière de voir et de sentir de Maria que tous les charmes de l’enthousiasme et de l’ignorance du monde ne peuvent compenser. Son système a le funeste effet de nourrir son esprit de chimères qui l’égarent, et qui la rendront malheureuse quand la triste réalité les dissipera. Plus de vraie connaissance du monde lui serait à ce que je crois bien avantageuse.

Le colonel resta un moment en silence, puis il reprit avec un peu d’émotion dans la voix : est-ce que votre sœur ne fait aucune distinction dans ses objections contre un second attachement ? Est-ce que ceux qui ont été malheureux dans un premier choix, ou par l’inconstance de son objet, ou par l’entraînement des circonstances doivent rester indifférens tout le reste de leur vie !

— Je vous assure, colonel, répondit Elinor, que je ne connais pas son systême en détail, je sais seulement que je ne lui ai jamais entendu admettre qu’un second amour pût être pardonnable.

— Ainsi, dit-il, il faudrait un changement total dans ses idées… Mais non, non, je ne le désire pas. Quand les idées romanesques d’un jeune esprit sont forcées de s’évanouir, combien souvent sont elles remplacées par des principes trop communs hélas ! dans le monde, et trop dangereux. J’en parle d’après l’expérience. J’ai connu une jeune dame qui ressemblait extrêmement à votre sœur en tout point ; même chaleur de cœur ; même vivacité d’esprit ; elle pensait et jugeait comme elle, et par un changement forcé, par une série de circonstances malheureuses… Ici il s’arrêta soudainement, comme s’il avait pensé qu’il en disait trop, et donna lieu ainsi à des conjectures, qui sans cela ne seraient jamais entrées dans la tête d’Elinor. Cette dame n’aurait nullement excité ses soupçons, mais le trouble visible du colonel, son interruption convainquit mademoiselle Dashwood que ce qui la concernait était un triste secret, et de là elle fut conduite naturellement à croire que l’émotion du colonel en parlant d’elle était relative à un tendre souvenir. Elle se tut, et ne lui fit aucune question. Avec Maria cela n’aurait pas fini ainsi : l’histoire entière se serait achevée dans son active imagination, si elle n’avait pu en obtenir la confidence, comme la plus mélancolique histoire d’un amour malheureux.

CHAPITRE XII.

ELINOR et Maria se promenaient ensemble le matin suivant ; la dernière confia à sa sœur quelque chose, qui, malgré toutes les preuves qu’elle avait de l’imprudence de Maria et de son manque de raison, la surprit par l’excès de son extravagance.

Maria lui apprit avec un transport de joie, que Willoughby lui avait fait présent d’un cheval ; c’était une jument charmante qu’il avait élevée lui-même à Haute-Combe, sa campagne de Sommerset-Shire, et qui était exactement un cheval de femme, doux, sage, vif et d’une bonne hauteur. Sans considérer qu’il n’entrait pas dans le plan de sa mère d’avoir des chevaux, que si elle y consentait en faveur de ce don, il faudrait en acheter un autre pour un domestique, puis engager un palefrenier pour en avoir soin, et après tout cela bâtir une écurie pour le loger, elle avait accepté cet inconcevable présent sans hésiter, et le dit à sa sœur avec ravissement. Il compte, ajouta-t-elle, envoyer un de ces jours son jokey en Sommerset-Shire pour la chercher, et quand elle sera arrivée, nous la monterons tous les jours, escortées par Willoughby ; nous irons tour-à-tour, vous et moi, car, ma chère Elinor, vous en userez tout comme moi. Imaginer le délice de galoper dans cette plaine, de grimper à cheval ces collines.

Elinor souffrait de faire évanouir ce songe de félicite ; il le fallait cependant. Elle rassembla son courage, et tâcha de lui faire comprendre avec tendresse et raison qu’elle devait y renoncer. Maria ne voulait d’abord rien entendre ; elle avait réponse à tout ; elle était sûre que sa maman n’y ferait nulle objection ; un domestique de plus serait une bagatelle ; tout cheval serait bon pour lui, il en emprunterait au Park, et pour écurie le plus simple hangar serait suffisant. Alors Elinor essaya d’élever quelques doutes sur l’inconvenance d’accepter un présent d’un jeune homme, qu’elle connaissait aussi peu. C’en était trop, et les yeux noirs de Maria brillèrent d’indignation.

— Vous vous trompez, Elinor, dit-elle vivement, en supposant que je connaisse peu Willoughby ; il n’y a pas longtemps il est vrai que je le vois, mais je le connais plus que qui que ce soit au monde, excepté vous et maman. Ce n’est ni le temps, ni l’occasion qui déterminent les liaisons du cœur ; c’est uniquement la sympathie, une disposition réciproque qui entraîne irrésistiblement. Dix ans sont quelquefois insuffisans pour connaître à fond quelqu’un qu’on voit tous les jours ; et avec d’autres, dix jours, dix heures mêmes sont plus que suffisantes. Tenez, par exemple, je croirais plutôt me rendre coupable d’imprudence en acceptant un cheval de mon frère que de Willoughby. Je connais très-peu John, quoique nous ayons vécu ensemble des années ; mais sur Willoughby mon jugement est formé, et je le connais comme moi-même.

Elinor crut qu’il était plus sage de ne plus dire un mot sur un sujet qui tenait si fort à cœur à sa sœur ; elle la connaissait assez pour savoir que là dessus elle n’entendrait pas raison, et s’affermirait encore plus dans son idée ; il lui restait d’ailleurs un moyen plus sûr de réussir. Maria chérissait sa mère, et dès qu’Elinor lui eut représenté que madame Dashwood ferait des sacrifices et s’imposerait à elle-même des privations pour que sa fille chérie eût ce plaisir, elle y renonça à l’instant, et promit de ne pas même tenter la bonté de sa mère et de ne pas lui parler de cette offre, qu’elle refuserait elle-même positivement la première fois qu’elle verrait Willoughby.

Elle fut fidèle à sa parole, et quand Willoughby vint à la chaumière le même jour, Elinor (à sa grande satisfaction) entendit Maria lui exprimer à voix basse tout son regret de ne pouvoir accepter le cheval qu’il voulait lui donner. Elle lui dit les motifs qui lui avaient fait changer d’avis, et avec assez de fermeté pour qu’il n’essayât pas de les détruire ; son chagrin cependant fut très-apparent, et après l’avoir exprimé avec vivacité, il ajouta aussi à voix basse : Eh bien ! Maria, ce cheval est encore à vous, quoique vous ne puissiez pas vous en servir à présent. Je vous le garderai jusqu’à ce que vous vouliez le réclamer ; quand vous quitterez Barton pour vous établir dans une plus grande maison, ma Reine Mab (c’est son nom), vous y recevra.

C’est tout ce que put entendre Elinor ; et de la manière dont ces mots furent prononcés, en nommant Maria par son nom de baptême, elle jugea leur intimité tout-à-fait décidée, d’un commun accord. De ce moment elle ne douta pas qu’ils ne fussent engagés l’un à l’autre pour se marier incessamment, et n’eut pas d’autre surprise, connaissant leur franchise à tous deux, que de l’apprendre par hasard.

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