La pauvre Briggs, au cœur tendre et sans fiel, répondit à cet appel en tendant silencieusement la main. Mais elle n’en était pas moins chagrine de se voir délaissée, et donnait un libre cours à ses amères récriminations contre les caprices de sa Mathilde. Au bout d’une demi-heure, après le repas terminé, miss Rebecca Sharp, car, chose qui vous surprendra sans doute, tel était le nom de la personne en question, miss Rebecca Sharp remonta vers la malade, et, avec les détours les plus polis, elle congédia l’infortunée Firkin.
« Merci, mistress Firkin, cela suffit, vous faites à merveille. Je vous sonnerai s’il manque quelque chose ; merci bien. »
Firkin descendit les escaliers, tourmentée par une effroyable tempête de jalousie, d’autant plus terrible qu’il la fallait renfermer au fond du cœur.
Était-ce le souffle de cette tempête qui entre-bâilla la porte du salon lorsqu’elle arriva sur le palier du premier étage ? Non, cette porte était doucement ouverte par la main de miss Briggs. Briggs avait fait le guet, Briggs avait entendu le bruit des pas de Firkin sur les marches de l’escalier, le choc de la cuiller contre les bords de la tasse que descendait la malheureuse exilée.
« Eh bien ! Firkin ? dit-elle comme l’autre entrait dans la pièce ; eh bien ! Jane ?
– Cela va de pis en pis, miss Briggs, dit Firkin en branlant la tête.
– Elle ne se sent donc pas mieux ?
– Elle ne m’a parlé qu’une seule fois. Je lui demandais si elle se trouvait plus à son aise ; elle m’a répondu de taire mon bec. Oh ! miss Briggs, je ne me serais jamais attendue à rien de pareil. »
Les grandes eaux recommencèrent à jouer.
« Quel est cette miss Sharp, Firkin ? Ah ! je ne me doutais guère, en prenant part aux réjouissances de Noël chez mes bons amis, le révérend Lionnel Delamarre et son aimable femme, non, je ne me doutais guère que je trouverais une étrangère installée à ma place dans les affections de cette chère, toujours chère Mathilde. »
Comme on peut le voir à son langage, miss Briggs possédait une teinture littéraire et sentimentale ; elle avait jadis publié, par souscription, un volume de poésie, les Chants d’un rossignol .
« Voyez-vous, miss Briggs, cette jeune fille leur a tourné l’esprit à tous, répondit Firkin ; sir Pitt aurait bien voulu la garder avec lui, mais il n’ose rien refuser à miss Crawley. Mistress Bute, au presbytère, n’en est pas moins entichée ; ils en sont tous à ne pouvoir se passer d’elle. Le capitaine l’aime à la folie, et M. Crawley en est jaloux. Depuis que miss Crawley a eu son indisposition, elle ne veut plus souffrir auprès d’elle que miss Sharp. Expliquez-moi cela, car pour moi je n’y comprends rien. On dirait qu’elle les a tous ensorcelés. »
Rebecca passa la nuit entière au chevet de miss Crawley. La nuit suivante, la bonne dame dormait d’un si profond sommeil que Rebecca eut le temps de prendre plusieurs heures de repos sur un sofa, au pied du lit de sa protectrice. Peu de jours après miss Crawley se trouva si bien qu’elle eut la force de se lever, et, pour son plus grand divertissement, Rebecca lui donna traits pour traits la représentation de miss Briggs et de sa douleur. Ses sanglots étouffés, sa manière de se frotter la face avec son mouchoir, tout cela fut rendu avec un si admirable naturel que miss Crawley reçut de la façon la plus gaie la visite des docteurs, ce qui les étonna davantage, car ils trouvaient toujours cette enfant du siècle en proie au plus terrible abattement, à toutes les horreurs de la mort, dès qu’elle éprouvait le moindre malaise.
Le capitaine Crawley ne manquait pas un seul jour de venir, et Rebecca lui faisait le bulletin de la santé de sa tante. La convalescence fut si rapide que bientôt la pauvre miss Briggs fut admise au bonheur de voir son amie. Les personnes au cœur sensible pourront seules se faire une idée des émotions larmoyantes de ce tempérament sentimental et du caractère touchant de cette entrevue.
Miss Crawley eut du plaisir à voir miss Briggs. Rebecca contrefaisait la pauvre fille à sa barbe avec une admirable gravité, et la caricature n’en était que plus piquante pour sa vénérable protectrice.
Les causes de la déplorable indisposition de miss Crawley et de son départ de la maison de son frère sont d’une nature si peu romantique, qu’on serait gêné de les expliquer dans un roman destiné à une société élégante et sentimentale. Comment, en effet, faire comprendre à une femme délicate et du grand monde que miss Crawley avait trop bu et trop mangé, et que l’abus du homard à un souper de la cure était l’origine de l’indisposition qu’elle s’obstinait à attribuer à l’humidité du temps ? Le malaise fut si violent que Mathilde, suivant l’expression du révérend, avait bien manqué de faire le grand saut. L’attente du testament avait donné la fièvre à toute la famille, et Rawdon Crawley se voyait à la tête de quarante mille livres pour le commencement de la saison de Londres. M. Crawley envoya à sa vieille tante un choix de ses brochures religieuses pour la préparer à quitter la Foire aux Vanités et Park-Lane pour un autre monde. Mais un excellent médecin de Southampton appelé à temps triompha du homard qui, un peu plus, serait devenu fatal à la vieille fille, et lui donna assez de force pour la mettre en état de revenir à Londres.
Le baronnet ne dissimula point son excessive mauvaise humeur sur le dénoûment de cette affaire.
Tandis que chacun se montrait fort empressé autour de miss Crawley, et que des messagers, envoyés d’heure en heure du presbytère, rapportaient des nouvelles de sa santé à ses affectionnés parents, dans une autre partie de la maison se trouvait une dame beaucoup plus malade, mais à qui on ne faisait aucune attention. C’était lady Crawley elle-même. En la voyant, le bon docteur avait secoué la tête : sir Pitt n’avait consenti à cette visite que parce qu’elle ne lui coûtait rien. Il tirait ainsi parti de l’indisposition de miss Crawley. On laissait milady toute seule dans sa chambre, abandonnée aux progrès du mal ; on ne prenait guère plus garde à elle qu’à une mauvaise herbe du parc.
Les jeunes demoiselles se trouvaient privées de l’inestimable enseignement de leur gouvernante ; car miss Sharp était une garde-malade si dévouée que miss Crawley ne voulait recevoir ses potions d’aucune autre main. Firkin était déjà supplantée longtemps avant le retour de sa maîtresse de Crawley-la-Reine. Mais cette fidèle domestique trouvait au moins dans sa tristesse une consolation à retourner à Londres, à voir miss Briggs, à souffrir avec elle les tortures de la jalousie, à partager avec elle les chagrins de leur disgrâce commune.
Le capitaine Rawdon s’était fait accorder un supplément de congé à cause de la maladie de sa tante, et il restait religieusement à la maison. Il était toujours à la porte de sa chambre, et il s’y trouva plus d’une fois face à face avec son père. Arrivait-il sans penser à mal par le corridor, aussitôt son père ouvrait sa porte, et la figure crochue du vieux baronnet apparaissait dans la fente. Quel motif avaient-ils de s’épier ainsi l’un l’autre ? Ah ! c’était sans doute un généreux sentiment de rivalité, c’était à qui serait le plus empressé autour du lit de la malade. Rebecca venait les consoler et leur rendre à tous deux du courage, ou plutôt elle le faisait tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre. C’est que ces deux honnêtes personnages étaient bien désireux d’avoir des nouvelles de la malade par son messager de confiance.
Au dîner, où elle ne paraissait qu’une demi-heure, elle s’interposait pour les maintenir en bonne intelligence ; puis après, elle disparaissait pour le reste de la nuit. Alors Rawdon partait pour le dépôt, à Mudbury, laissant son papa dans la société de M. Horrocks et de son rhum. Miss Sharp passa ainsi une quinzaine bien fatigante et presque mortelle dans la chambre de miss Crawley ; mais ses petits nerfs semblaient être d’acier. Les fatigues et l’ennui qui sont le partage d’une garde-malade ne pouvaient lasser son dévouement à toute épreuve.
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