Miss Briggs n’avait pas reçu positivement son congé comme demoiselle de compagnie ; mais sa place devenait une sinécure dérisoire. Elle vivait désormais ou dans le salon, en société du gros épagneul, ou de temps à autre dans le cabinet de la femme de charge, avec la maussade Firkin. Cependant, bien que la vieille dame ne voulût en aucune manière entendre au départ de Rebecca, celle-ci n’était point installée comme titulaire de l’emploi à Park-Lane. Miss Crawley, à l’exemple de beaucoup de gens riches, avait l’habitude d’accepter de ses inférieurs tous les services qu’elle pouvait en tirer, et, sans plus se faire de bile, de les camper là dès qu’elle n’en sentait plus le besoin. La reconnaissance chez certaines personnes riches est peu commune et presque inconnue ; elles reçoivent les services des gens nécessiteux comme chose qui leur est due. Et de quel droit vous plaindriez-vous, parasites et pauvres gueux ? Votre amitié pour les riches est à peu près aussi sincère que celle qu’ils vous témoignent en retour. C’est l’argent que vous aimez, et non pas l’homme ; et, si les rôles étaient intervertis entre Crésus et son laquais, vous savez bien, mendiants de bonne maison, de quel côté se tourneraient vos flatteries.
En dépit du naturel et de la vivacité de Rebecca, de ses airs toujours si avenants et si aimables, il pouvait bien se faire que notre vieille rusée de Londres, à laquelle on prodiguait ces trésors d’amitié, conçût quelques vagues soupçons sur le dévouement de sa garde-malade et nouvelle amie. Miss Crawley avait souvent ruminé ce principe dans sa tête, qu’on ne fait rien pour rien. Si elle jugeait les sentiments des autres sur les siens, elle devait arriver nécessairement à cette conclusion ; et le fond de ses réflexions devait être que ceux-là ne peuvent avoir d’amis, qui ne sont préoccupés que d’eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit, Becky lui était d’une grande utilité et d’une grande distraction. Aussi la généreuse miss Crawley lui avait-elle donné deux robes neuves, un vieux collier et un châle. C’était à elle qu’elle se plaignait de ses amis les plus intimes : peut-on donner une plus grande preuve de confiance et d’amitié ? Elle lui bâtissait parfois les plus brillants projets d’avenir, comme, par exemple, de la marier à Clump, son apothicaire, ou de lui procurer quelque établissement avantageux du même genre ; le moins c’était de la renvoyer à Crawley-la-Reine quand elle serait lasse de l’avoir auprès d’elle et que la saison de Londres commencerait.
Dès que miss Crawley, entrée en convalescence, put descendre au salon, Becky lui chanta des romances et inventa mille moyens de la distraire. Quand elle fut assez bien pour sortir en voiture, Becky l’accompagna. Dans les promenades qu’elles firent ensemble, parmi toutes les maisons où l’amitié bienveillante de miss Crawley pouvait l’aider à s’introduire, miss Sharp dirigea ses tentatives du côté de Russell-Square, vers la maison de John Sedley esquire.
Avant d’en venir à une visite, bien des lettres avaient été échangées entre les deux amies. Pendant le temps de la résidence de Rebecca dans le Hampshire, leur amitié éternelle avait, s’il faut l’avouer, souffert une baisse considérable, et son grand âge la rendait si branlante et si caduque, qu’elle était menacée d’un prochain trépas. Et puis les deux jeunes filles avaient eu chacune à songer à leurs affaires ; tandis que Rebecca cherchait à s’avancer de plus en plus dans l’esprit de ceux dont elle dépendait, Amélia restait toujours absorbée dans la même idée. Les jeunes filles, en se retrouvant, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec cette impétuosité qui caractérise les affections de la jeunesse. Rebecca joua son rôle dans cette rencontre avec la plus bruyante et la plus démonstrative tendresse. La pauvre Amélia rougit, embrassa son amie et se trouva coupable d’un peu de froideur à son égard.
Cette première entrevue fut très-courte. Amélia était prête à sortir. Miss Crawley attendait en bas dans sa voiture. Ses gens s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, et regardaient l’honnête Sambo, le nègre de notre connaissance, comme un des naturels de l’endroit. Mais quand Amélia descendit avec sa figure sereine et souriante pour être présentée par son amie à miss Crawley, qui désirait la voir et était trop mal pour quitter sa voiture, l’aristocratie galonnée de Park-Lane fut plus que jamais surprise de rencontrer une pareille merveille à Bloomsbury, et miss Crawley se sentit prendre aux charmes de la figure aimable et rougissante de cette jeune fille, qui venait avec grâce et timidité présenter ses hommages à la protectrice de son amie.
« Quelle charmante tournure, ma chère, quelle douce voix ! dit miss Crawley pendant la route, après cette courte entrevue. Ma chère Sharp, votre jeune amie est charmante. Faites-la venir à Park-Lane, entendez-vous ? »
Miss Crawley avait bon goût, comme on voit : du naturel dans les manières, joint à un peu de timidité, avait le don de la charmer. Elle aimait les jolis minois, mais comme on aime à s’entourer de beaux tableaux et de belle porcelaine. Ce jour-là, à diverses reprises, elle parla avec enthousiasme d’Amélia ; elle en entretint son neveu Rawdon, qui vint religieusement partager, à dîner, le poulet de sa tante.
Rebecca s’empressa aussitôt d’ajouter qu’Amélia allait sous peu se marier au lieutenant Osborne ; que c’était une ancienne passion.
« Il appartient à un régiment de ligne ? » demanda le capitaine Crawley ; puis, après un petit effort de mémoire, il se souvint, ainsi qu’il convenait à un homme au service, qu’il devait être sur les cadres du ***e régiment.
Rebecca crut se rappeler que c’était en effet le numéro du régiment.
« Le capitaine, ajouta-t-elle, s’appelle le capitaine Dobbin.
– Une grande perche toute dégingandée, reprit Crawley, et qui s’en va de droite et de gauche ; ah ! je le connais bien. Osborne est un beau jeune homme avec d’épaisses moustaches noires.
– Colossales ! reprit Rebecca Sharp. Elles lui donnent de la fierté, je vous assure, à raison de leur dimension. »
Le capitaine Rawdon Crawley fit alors entendre un gros rire ; et les dames le pressant de s’expliquer, il se disposa à les satisfaire dès que son accès d’hilarité fut passé.
« Il s’imagine, dit-il, savoir jouer au billard. Je lui ai gagné deux cents livres sterling, au Cocotier. C’est qu’il a encore des prétentions, ce jeune imprudent. Il aurait joué sa chemise ce jour-là, sans son ami le capitaine Dobbin, qui l’a emmené de force ; que la peste l’étrangle !
– Rawdon, Rawdon, ne vous faites pas plus noir que vous n’êtes, reprit miss Crawley, fort réjouie de cette histoire.
– C’est que, voyez-vous, madame, ce garçon est jobard comme il n’y en a pas. Tarquin et Deuceace lui soutirent tout l’argent qu’ils veulent. Il irait au diable pour se faire voir avec des monseigneurs. Il leur paye des dîners à Greenwich, où ils amènent toute leur société.
– Et c’est ce qu’il y a de mieux en fait de société ?
– Excellente, miss Sharp, excellente, comme cela doit être. On n’en voit pas beaucoup comme cela. Ah ! ah ! ah ! »
Et le capitaine Rawdon de rire de plus belle, s’imaginant avoir fait une délicieuse plaisanterie.
« Rawdon ! Rawdon ! vous êtes une mauvaise langue ! lui cria sa tante.
– Son père est, à ce qu’on dit, un marchand de la Cité immensément riche ; et, ma foi, tous ces marchands de la Cité ont besoin d’être saignés. Nous ne sommes pas à bout de compte avec lui, je vous assure. Ah ! ah ! ah !
– Fi donc ! capitaine Crawley ! j’en informerai Amélia. Un mari joueur !
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