En sortant, il prit d’abord des glaces chez un pâtissier de Charing-Cross ; puis il alla essayer un nouvel habit à Pall-Mall, fit une visite au capitaine Cannon, joua onze parties de billard avec le susdit capitaine, en gagna huit, et retourna à Russell-Square en retard d’une demi-heure pour le dîner, mais du reste en fort belle humeur.
Il n’en était pas de même du papa Osborne. À son retour de la Cité, dès le premier pas qu’il fit dans le salon, où il trouva ses filles et l’élégante miss Wirt, celles-ci reconnurent à son air solennel, à sa figure jaune et refrognée comme il n’est pas possible, au froncement et à l’agitation de ses sourcils, que le cœur du bonhomme était mal à son aise et battait de travers sous son paletot blanc. Amélia s’avança pour le saluer, ce qu’elle ne faisait jamais sans un grand effroi, doublé encore par sa timidité. Le maître de la maison l’accueillit par un grognement sourd pour témoigner qu’il la reconnaissait, et laissa tomber de sa grosse patte velue cette main mignonne qu’on lui avait tendue, sans chercher à la retenir. Puis il jeta un regard de mauvaise humeur sur sa fille aînée. Ce coup d’œil disait à ne pas s’y méprendre :
« Que diable vient-elle faire ici ? »
Celle-ci répondit sur-le-champ :
« George est à la ville, cher papa ; il est allé aux Horse-Guards, il sera de retour pour dîner.
– Ah ! ah ! il est ici ? Eh bien ! je ne veux pas qu’on fasse attendre le dîner pour lui, Maria. »
Puis alors, le digne homme se laissant aller sur sa chaise, un morne silence régna dans l’élégant salon, et l’on n’entendit plus que le bruyant tic tac d’une grande horloge française.
Quand la pendule, où était représenté le sacrifice d’Iphigénie, sonna cinq heures avec un timbre aussi formidable que celui d’une cathédrale, M. Osborne tira violemment la sonnette, et le sommelier entra.
« Le dîner ! cria M. Osborne.
– M. George n’est pas encore rentré, monsieur, objecta timidement le domestique.
– La peste soit de M. George ! Suis-je ou non le maître chez moi ? Le dîner ! le dîner ! »
M. Osborne fronçait le sourcil, Amélia tremblait de tous ses membres, une correspondance télégraphique s’était établie, à l’aide de leurs yeux, entre les trois autres dames, et sans plus tarder le tintement de la cloche obéissante annonçait le repas demandé. Au dernier coup, le chef de la famille, plongeant ses mains dans les larges poches de sa redingote bleue ornée de larges boutons de cuivre, descendit sans nouvel avertissement, en lançant de temps à autre un coup d’œil de mauvaise humeur vers son escorte féminine.
« Que veut dire cela, ma chère ? fit l’une d’elles, tout en suivant à pas comptés le maître de céans.
– Que les fonds sont en baisse, sans doute, » répliqua miss Wirt.
Le bataillon féminin marchait tout tremblant et en silence derrière son farouche conducteur ; chacun prit sa place en silence. M. Osborne marmotta un Benedicite qui ressemblait plutôt à une malédiction, puis on enleva les grands couvre-plats d’argent. Amélia était comme la feuille, car elle se trouvait à côté du rébarbatif Osborne, sans soutien ni appui auprès d’elle, George manquant et sa place restant vide.
« De la soupe, » fit M. Osborne d’un ton sépulcral en prenant la grande cuiller et en dirigeant ses yeux vers sa voisine. Il en offrit de la même façon à tout le reste de la compagnie, puis ne prononça plus une seule syllabe. « Enlevez l’assiette de miss Sedley, dit-il enfin ; elle ne peut pas plus que moi avaler cette soupe. Ce n’est pas mangeable. Enlevez cette soupe, Hicks, et demain, Maria, vous chasserez la cuisinière. »
Après cette sortie contre la soupe, M. Osborne fit, avec la même malveillance et la même dureté, quelques courtes remarques sur le poisson ; il se répandit en malédictions contre Billingsgate d’un ton tout à fait tragique et bien en rapport avec un si grave sujet. Puis il rentra dans le silence et avala coup sur coup plusieurs verres, affectant un air de plus en plus féroce. Enfin un vigoureux coup de marteau, annonçant l’arrivée de George, remit chacun un peu plus à son aise.
Il n’avait pu venir plus tôt, le général Daguilet l’avait fait attendre aux Horse-Guards. Il saurait fort bien se passer de soupe et de poisson. La première chose venue, tout lui allait. Il trouvait le mouton excellent, tout excellent. Sa bonne humeur contrastait singulièrement avec l’air renfrogné de son père. Il ne cessa de jaser pendant tout le dîner, à la satisfaction de tout le monde en général et en particulier d’une personne que nous croyons inutile de nommer.
Dès que les jeunes demoiselles eurent avalé la salade d’orange et le verre de vin qui formaient comme la conclusion obligée de ces tristes dîners chez M. Osborne, on donna le signal de passer au salon ; aussitôt elles se levèrent toutes et partirent. Amélia espérait que Georges viendrait bientôt la rejoindre. Elle joua à son intention ses valses favorites sur le grand piano à queue qui ornait le salon du premier étage. Cet innocent artifice resta sans succès ; on aurait dit qu’il fermait l’oreille. Elle joua peu à peu sur un ton de plus en plus faible, et, toute désappointée, finit par quitter le piano. Ses trois amies exécutèrent pour elle les morceaux les plus beaux et les plus brillants du nouveau répertoire. Elle n’entendait point les notes, et restait là toute rêveuse et comme envahie par de tristes pressentiments. Le sourcil du vieil Osborne, toujours formidable, ne lui avait jamais lancé d’éclairs si pétrifiants. Ses yeux fixés sur elle lorsqu’elle avait quitté la pièce, semblaient lui reprocher quelque noir forfait ; enfin, quand on avait apporté le café elle avait tressailli, comme si le sommelier Hicks lui présentait une coupe de poison. Quel mystère se cachait là-dessous ? Oh ! les femmes ! les femmes ! c’est un besoin pour elles de réchauffer leurs plus noirs pressentiments, de caresser leurs plus affreuses pensées. C’est ainsi qu’on les voit entourer de la plus vive tendresse un enfant difforme et contrefait.
Les sombres nuages de la figure paternelle avaient aussi communiqué à Osborne quelque trouble et quelque anxiété. Avec ce sourcil à la Jupiter, ce regard injecté de bile, comment obtenir du caissier donné par la nature l’argent dont George avait absolument besoin ? Il entama l’éloge du vin de son père. C’était en général un des moyens qui réussissaient le mieux pour apprivoiser le vieillard.
« Aux Indes occidentales, monsieur, notre madère était loin de valoir le vôtre. Le colonel Heavytop m’a pris trois bouteilles de celles que vous m’avez envoyées l’autre jour.
– En vérité ? dit le vieux bonhomme ; mais aussi il me revient à huit schellings la bouteille.
– Je vous en ferai vendre, quand vous voudrez, une douzaine pour six guinées, dit George en riant. Je connais un des plus grands hommes du royaume qui en demande.
– En vérité, grommela le vieux bougon, je lui en souhaite, à celui-là.
– Quand le général Daguilet était à Chatham, monsieur, Heavytop lui donna à déjeuner, et il m’emprunta du vin. Le général le trouva excellent, et il en aurait désiré une feuillette pour le commandant en chef, qui est la main droite de son Altesse Royale.
– Ah ! mais c’est du fameux vin ! » dit l’homme aux gros sourcils déjà moins froncés.
George songeait à prendre avantage de la satisfaction qu’il lui avait donnée pour s’aventurer sur le brûlant terrain d’un emprunt à fonds perdus, lorsque le père, reprenant son air solennel, quoique assez cordial, lui dit de tirer la sonnette pour faire servir le bordeaux.
« Nous verrons s’il est aussi bon que le madère, que Son Altesse Royale elle-même, j’en suis sûr, ne dédaignerait pas, et tout en buvant j’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses. »
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