Amélia avait entendu le coup de sonnette à l’intention du bordeaux, et alors elle s’était assise avec une agitation fébrile. Cette cloche éveillait en elle de fâcheux et tristes pressentiments. À force d’avoir des pressentiments, on finit toujours par en avoir de vrais.
« Ce que je veux connaître, George, dit le vieillard après avoir doucement savouré son premier verre, ce que je veux connaître, c’est où en sont vos affaires avec… cette petite fille qui est là-haut !
– Il ne faut pas de bien bons yeux pour le voir, dit George en faisant claquer sa langue avec volupté, c’est assez clair, monsieur… L’excellent vin !
– Qu’entendez-vous par : C’est assez clair, monsieur ?
– Eh ! que diable, monsieur, ne me poussez pas ainsi l’épée dans les reins, je suis un honnête homme, je ne passe point pour un bourreau de femmes ; mais enfin, il faut reconnaître qu’elle m’aime autant qu’on peut aimer, et il ne faut pas avoir les yeux bien ouverts pour s’en convaincre.
– Et vous, le lui rendez-vous ?
– Eh ! monsieur, n’ai-je pas votre consentement pour l’épouser ? Je suis un homme de parole. N’est-ce pas une convention arrêtée depuis longtemps entre nos deux familles ?
– Oui, vous faites un joli garçon, en vérité, monsieur. J’ai appris de vos exploits, avec lord Tarquin, le capitaine Crawley des gardes, l’honorable M. Deuceace et consorts. Prenez garde, monsieur, prenez garde ! »
Le vieillard prononça ces noms aristocratiques avec une bouche emphatique ; toutes les fois qu’il rencontrait un homme titré, il n’aurait pas manqué de lui faire la courbette et de lui donner du milord, comme doit faire tout sujet britannique aux idées libérales. Puis en rentrant il lisait tout du long, dans le Dictionnaire de la Pairie, l’histoire de l’homme qu’il avait rencontré, prenait plaisir à le citer à tout propos, et faisait à ses filles un gros morceau de Sa Seigneurie. C’était un bonheur pour lui de se prosterner aux pieds du susdit personnage comme un mendiant napolitain s’étale aux rayons du soleil. George se troubla en entendant ces noms : il eut peur d’abord que son père ne fût instruit de quelque affaire de jeu. Mais le vieux rabâcheur le mit à son aise en continuant d’une voix plus douce :
« C’est bien, c’est bien ; les jeunes gens sont des jeunes gens. Mon but à moi, George, c’est que vous viviez avec la meilleure société de l’Angleterre. C’est bien là, j’espère, ce que vous faites, comme vous le pouvez avec ma fortune.
– Merci, monsieur, dit George décidé à en venir à ses fins, merci ! Mais ce n’est pas avec rien que l’on peut vivre avec les gens du grand monde, et regardez un peu cette bourse, monsieur. »
Et il lui tendit une bourse de filet, présent d’Amélia, où se trouvait le restant de la somme avancée par Dobbin.
« Vous ne manquerez de rien, monsieur. Le fils d’un marchand anglais ne doit manquer de rien. Mes guinées valent bien celles des autres, George, mon garçon, et Dieu seul sait si je vous les refuse. Allez chez M. Chopper demain, en passant par la Cité ; il tient quelque chose à votre disposition. Je ne vous refuserai jamais mon argent tant que je serai sûr que vous fréquenterez la bonne société. C’est que, voyez-vous, il y a toujours quelque chose à gagner dans la bonne société. Je n’ai pas d’orgueil pour moi ; ma naissance est des plus humbles ; mais les avantages seront pour vous. Tâchez d’en profiter : fréquentez notre jeune noblesse. Elle en compte plus d’un, mon garçon, qui n’a pas à dépenser un dollar contre vous une guinée, et pour ce qui est des cotillons… (ici les sourcils du vieillard prirent un air qui en disait plus long qu’il n’en savait) il faut que jeunesse se passe. Seulement il y a une chose que je vous défends expressément ; autrement, vous n’obtiendrez plus un schelling de moi : c’est le jeu, monsieur.
– Cela va sans dire, monsieur.
– Maintenant, revenons à cette petite Amélia. Croyez-vous donc que vous n’avez pas mieux à prétendre qu’à la fille d’un agent de change ? George, je veux savoir votre pensée là-dessus.
– Mon Dieu ! monsieur, dit George en cassant des noix, c’est un arrangement de famille ; ce mariage est conclu depuis un siècle entre vous et M. Sedley.
– C’est la vérité ; mais les positions changent, monsieur. J’avoue que Sedley m’a aidé à faire ma fortune, ou plutôt m’a mis en passe de la gagner par mes talents, mon génie et la brillante position que j’ai acquise, je puis le dire, dans le commerce des suifs et dans la cité de Londres. J’en ai déjà témoigné ma reconnaissance à Sedley, et il en a éprouvé les effets, comme le marque mon livre de caisse. George, je vous le dis en confidence, la tournure des affaires de M. Sedley ne me plaît point. Mon premier commis, M. Chopper, ne l’aime pas non plus, et c’est un vieux routier qui connaît la banque aussi bien qu’homme de Londres. Hulker et Bullock lui battent froid. Il aura voulu jouer pour son propre compte, c’est là toute ma peur. De plus, j’ai entendu dire que la Jeune-Amélie , capturée par un corsaire américain, avait été armée par lui. Ce qui est sûr, c’est que vous n’épouserez pas Amélia avant que j’aie vu ses deux mille livres sterling. Je ne veux point dans ma famille la fille d’un homme dont les affaires ne seraient pas bonnes. Passez-moi le vin, monsieur, et sonnez pour le café. »
Ceci dit, M. Osborne déploya la feuille du soir, et George reconnut à ce signe que l’entretien était fini et que son père allait faire un somme.
Il monta rejoindre Amélia, se sentant en fort belle humeur. Depuis bien longtemps il n’avait pas été aussi prévenant pour elle, aussi empressé à la distraire, aussi tendre, aussi aimable dans la conversation. Ah ! sans doute son cœur généreux s’enflammait d’une ardeur nouvelle à la pensée du malheur qui la menaçait, ou peut-être la seule pensée de perdre cette chère petite fille la lui rendait encore plus précieuse.
Amélia vécut plusieurs jours des souvenirs de cette heureuse soirée. Sa mémoire lui rappelait un mot, un regard, la romance qu’il avait chantée, l’expression de sa figure lorsqu’il s’approchait d’elle ou la contemplait de loin. Aucune des soirées passées chez M. Osborne ne lui avait paru aussi rapide. Elle se sentit presque fâchée de voir arriver M. Sambo, qui lui apportait son châle.
Le lendemain, George vint tendrement prendre congé d’elle, puis se rendit dans la Cité, où il alla voir M. Chopper, le premier commis de son père. Il en reçut un morceau de papier qu’il échangea chez Hulker et Bullock et qui lui remplit sa poche d’argent. Au moment où George entrait dans la maison, le vieux John Sedley quittait le bureau du caissier avec une figure fort triste. Mais le filleul était trop joyeux pour remarquer la figure abattue du digne agent de change et les regards affligés que l’excellent vieillard jetait de son côté. Le jeune Bullock ne le reconduisit pas jusqu’à la porte en riant avec lui, comme les jours précédents.
Tandis que la porte de Hulker, Bullock et Comp. se refermait sur M. Sedley, M. Quill, le caissier, dont les fonctions étaient de prendre dans un tiroir les paquets de bank-notes et dans une sébille les souverains pour les donner à qui de droit, M. Quill cligna de l’œil dans la direction de M. Driver, le commis du bureau de droite, et M. Driver lui répondit par un autre clignement.
« Valeur nulle, murmura M. Driver.
– Qu’il ne faut prendre à aucun prix, répondit M. Quill. M. George Osborne, voulez-vous vérifier ? »
George, en un tour de main, bourra ses poches de bank-notes, et il paya le soir même à Dobbin les cinquante livres qu’il lui devait.
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