J’ai remarqué alors la statuette de bois accrochée à l’entrée : un tiki maori, semblable à celui que j’avais vu dans le cabanon. Exactement le même !
J’en ai fait part à Cooper, qui a froncé les sourcils.
— Tu es sûre ?
— Une figure grimaçante qui vous tire la langue, ça ne peut pas s’oublier !
Il a questionné Tara mais, comme celle-ci n’y connaissait rien en art maori, il est retourné avec moi jusqu’à la terrasse où son mari achevait son soda.
Tamu a confirmé que la statuette était un tiki de leur tribu, fabriquée en bois de kauri ; on plaçait les tiki à l’entrée des maisons en signe de bienvenue mais aussi, la nuit, pour éloigner les mauvais esprits des forêts… Un certain Witkaire en était le spécialiste sur l’île. C’est aussi lui qui les fabriquait. Aux dernières nouvelles, on le trouvait au village.
Avant de partir, le lieutenant a serré la main que Tara lui tendait :
— Bye bye…
Elle s’était fait les cils, qui battaient pavillon papillon, et souriait à s’en gercer les lèvres.
Cooper est parti sans un regard. Il devait préférer sa femme. Je ne sais pas pourquoi je pensais à ça.
— Au fait, je lui ai demandé tandis que nous rejoignions le 4 x 4, par hasard, elle ne serait pas française, votre femme ?
Cooper m’a fusillée derrière ses lunettes noires :
— Pourquoi tu dis ça ?!
Ce n’était pas vraiment une question.
— Ben… comme vous parlez bien français, j’ai pensé que c’était pour ça que vous étiez en Nouvelle-Calédonie… avec elle.
J’en avais trop dit.
— C’est moi ou c’est toi le flic ?
— Bah… heu…
Son visage s’est durci, comme s’il était de pierre.
— Elle est restée là-bas, a-t-il dit enfin… On a divorcé.
— Oh…
— N’en parlons plus, O.K. ?
J’ai secoué la tête, affirmative. Ça expliquait l’humeur sombre du lieutenant — pas pourquoi il gardait son alliance…
Kirk a pris le volant du 4 x 4 ; au moins, il servirait à quelque chose…
— Vous en pensez quoi, du chef maori ? j’ai demandé pour changer de conversation.
— Tu as vu les vêtements de sa femme ?
— Oui. Enfin… pourquoi ?
— Une marque de couturier français. Il y en avait pour au moins trois mille dollars.
— Hum… vous croyez que les autres Maoris sont jaloux de leur argent ?
— Peut-être. En tout cas, si le Maori que tu as surpris dans la forêt vient de se faire tatouer le visage, c’est qu’il revendique le titre de chef. Il n’y a aucun tatoueur à Great Barrier : le Maori sur le cargo revenait d’Auckland. C’est là-bas qu’il a eu ses moko …
J’étais d’accord.
Kirk, lui, a ouvert une nouvelle canette de Coca.
De retour au village, les policiers ont posé quelques questions aux Maoris, mais n’ont obtenu que de vagues réponses. L’échoppe de Witkaire, le sculpteur qui fabriquait les tiki , était fermée depuis des semaines, et personne ne savait où il se trouvait.
Si Kirk s’en tenait aux dires des Maoris, Cooper n’était toujours pas satisfait de leurs réponses. D’après lui, le kauri des statuettes était un bois précieux qu’on trouvait jadis dans tout le pays, mais les forêts avaient été à tel point exploitées qu’il n’y en avait plus aujourd’hui que dans certaines réserves.
— Il y en a une à Great Barrier, a-t-il dit. Pas loin d’ici… Allons y faire un tour.
Kirk a suivi les indications de l’officier, qui tenait la carte détaillée de l’île sur ses genoux. La réserve était à quelques kilomètres. On s’est enfoncés sous les ponga qui bordaient la piste, jusqu’à tomber sur une barrière. Un cul-de-sac, au milieu du bush .
— La réserve de kauri s’étend jusqu’à Hot Spring, a dit Cooper.
Les sources chaudes, au milieu de la forêt, aux émanations de soufre qui réchauffaient l’eau s’écoulant des collines…
— Allons-y, a-t-il décrété en poussant la portière du 4 x 4.
Kirk a un peu rechigné — il n’aimait pas marcher. Cooper lui a suggéré de prendre une caisse de Coca-Cola pour tenir le coup, si bien qu’il s’est tu. J’avais envie de rire mais ce n’était pas le moment. Nous avons suivi le sentier qui filait dans le bush et atteint les premiers arbres.
Les kauri avaient l’écorce blanche et douce comme du coton, avec des racines et des troncs énormes qui les envoyaient tanguer vers les cieux. Une nuée d’insectes bourdonnaient à nos trousses. Kirk peinait le long du sentier, son grand mouchoir à la main. Cooper m’a soudain barré le passage.
— Bouge pas, a-t-il murmuré.
Il a fait signe à Kirk de le suivre vers la petite clairière. J’ai alors aperçu le campement installé au pied d’un arbre et les sculptures posées contre les racines. Il y avait plus loin les cendres froides d’un feu, mais aucune présence du fameux Witkaire.
Il faisait moite sous la voûte végétale, les branches des kauri avaient assombri la forêt, on distinguait à peine le soleil. Les deux policiers s’étaient agenouillés : mon cœur a fait un bond quand j’ai vu le fusil à lunette sur le tapis de mousse.
Le sculpteur… C’était lui qui nous avait tiré dessus.
Une peur sourde m’a fait frissonner. J’ai tourné la tête et vu qu’un visage m’observait, au milieu des fougères : un visage tatoué.
Je ne pouvais ni parler ni crier. Je n’étais qu’une statue de peur au milieu des ponga géants. Je me suis demandé où étaient Cooper, mes jambes, ce foutu monde qui fuyait sous mes pas. Le Maori est sorti des fougères qui le cachaient :
— Don’t be afraid , a-t-il dit.
Que je n’aie pas peur ? On voyait bien que ce n’était pas son cœur qui cognait comme un fou. J’ai alors entendu une sorte de déclic, sur ma droite : Cooper se tenait à quelques mètres, à l’ombre d’un kauri , le revolver braqué.
— Don’t move , a-t-il dit d’une voix blanche.
Mais l’homme aux moko ne bougeait pas. Cooper s’est approché, furieux. Les Maoris du village étaient peut-être pauvres, mais ils étaient restés solidaires : la police était venue poser des questions et personne n’avait rien dit de l’exil du sculpteur en forêt. Il était temps de s’expliquer.
Pita Witkaire ne sculptait pas simplement les tiki : il apprenait aussi la langue maorie aux enfants du village (comme c’est une culture orale, il n’y a pas de livres : il faut donc apprendre la langue pour connaître l’histoire, les légendes et les mythes de l’identité maorie, et ainsi préserver ce qui reste de cette culture). On le protégeait pour ça.
Witkaire s’était retiré dans la forêt, loin des hommes et de leurs folies, pour pratiquer le haka qui exprimait sa colère auprès de Tané, le dieu de la Forêt. Une danse de guerre, qu’il était aujourd’hui capable de diriger seul : les tatouages qui ornaient son visage étaient la marque des chefs de tribu. Witkaire s’était fait tatouer les moko après le départ de Tamu qui, d’après lui, ne remplissait plus son rôle de leader.
Le lieutenant Cooper l’écoutait d’un air méfiant. J’avais du mal à comprendre l’anglais du Maori, mais quand le policier lui a parlé de ma mère, du faux accident d’ULM, des soupçons qui pesaient sur lui et son fusil, le Maori a pris sa tête entre ses mains.
— You were on the boat ?
Il me demandait si j’étais sur le bateau. Le Zodiac de Bill. J’ai dit :
— Ben… yes !
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