Je comprenais que le dauphin de Pita vienne se promener dans ces eaux et que ce lieu magique soit tapu pour les Maoris de l’île.
Manquant d’oxygène, je suis remontée à la surface. Le Maori m’a bientôt rejointe : j’ai levé mon pouce en signe d’enthousiasme. Puis nous avons nagé un peu, afin d’explorer un autre coin du récif. Nous avons croisé une raie manta, inoffensive malgré sa taille, et l’avons laissée voler au gré du courant. L’eau était plus fraîche au large, mais je n’avais pas froid. Pita m’a adressé un nouveau signe, le pouce tourné vers le bas, et nous avons plongé.
J’avais à peine fait deux mètres sous l’eau, quand j’ai aperçu une silhouette plus sombre près du récif : ce n’était pas un phoque mais un homme. Un homme-grenouille.
Qu’est-ce qu’un plongeur avec une bouteille d’oxygène et une combinaison faisait là ? Et d’où sortait-il ? Nous n’avions vu aucun bateau, nulle part.
Il nous a aperçus et a fait volte-face. Visiblement, nous le dérangions : il ne nous a adressé aucun signe amical. Il ne pêchait pas (il n’avait aucun équipement pour cela, ni fusil, ni épuisette, ni rien…) et semblait très attaché à son coin de récif. Étrange rencontre. J’ai croisé brièvement le regard de Pita derrière le masque, un regard qui ne me disait rien de bon. D’un coup de palmes, il s’est approché du plongeur, qui a aussitôt tiré le couteau fiché le long de sa jambe : une lame deux fois grande comme ma main, et plus pointue qu’une dent de requin !
Le Maori a fondu sur lui et saisi le poignet de l’homme-grenouille au moment où celui-ci allait frapper. Je suis restée quelques secondes tétanisée, mais je manquais d’air ! Contrainte d’abandonner Pita à son sort, je suis remontée à toute vitesse à la surface. Que faire ?! La pirogue était à cent mètres au moins, chercher des secours me prendrait des heures et j’étais beaucoup trop loin du rivage pour appeler qui que ce soit ! Il fallait pourtant que je l’aide : l’homme-grenouille avait un couteau, une bouteille d’oxygène… N’y tenant plus, j’ai replongé pour une longue apnée.
Je les ai retrouvés en quelques brasses énergiques : les deux hommes s’empoignaient, tournant sur eux-mêmes dans un ballet sauvage. Le combat était inégal : le plongeur pouvait rester des heures sous l’eau alors que le Maori n’avait que quelques minutes devant lui avant de se noyer. Je me suis approchée : peut-être que je pourrais lui arracher son masque ?! Le tuyau relié à la bouteille d’oxygène ?! Bloquant le poignet qui tenait le couteau, Pita tirait l’homme-grenouille vers la surface mais l’autre résistait. Ils se sont débattus avant de disparaître derrière les récifs.
À bout de souffle, impuissante, je suis remontée prendre ma respiration, le cœur comme un tambour.
Il m’a fallu plusieurs secondes pour me calmer. Quand je suis redescendue, je n’ai plus rien vu. Ils s’étaient évanouis dans les profondeurs.
Pita allait périr noyé ou poignardé par ce maudit homme surgi de nulle part… Non, c’était impossible. Je l’ai cherché parmi les coraux, les crevasses, en vain. Ils avaient disparu.
Je me sentais perdue au fond de l’océan, quand j’ai vu une curieuse boîte, fichée au creux du récif, à l’endroit même où nous avions surpris l’homme-grenouille : une sorte de télécommande avec des boutons… Les poumons vides, je suis remontée tant bien que mal.
Là, j’ai scruté l’horizon marin, en quête d’un signe, mais j’ai vite déchanté : il n’y avait aucune trace de Pita et de son agresseur. Juste les oiseaux et la pirogue tout là-bas… La peur me serrait le cœur mais j’ai repensé à cette boîte : elle n’était pas là par hasard. L’homme-grenouille l’avait placée là. Forcément… J’ai respiré en grand avant de replonger jusqu’au récif.
Il faisait plus sombre, mais je l’ai repérée assez vite : une petite boîte noire nichée sous les coraux, avec deux boutons et un compteur qui défilait, reliée à une sorte de branchement… J’ai alors vu la charge de dynamite cachée sous le récif.
L’homme-grenouille… nous l’avions surpris tandis qu’il plaçait les explosifs ! Le compteur continuait de défiler : 4 :45, 4 :44, 4 :43, 4 :42… Un compte à rebours.
Je suis remontée prendre ma respiration, hors d’haleine. S’il s’agissait bien d’un compte à rebours, d’un détonateur relié à une charge d’explosifs, la barrière de corail n’avait plus qu’une poignée de minutes à vivre ; la dynamite allait réduire la base du récif en morceaux, créer un affaissement général, provoquer une réaction en chaîne. Adieu, le site protégé, le travail de ma mère, adieu la vie sous-marine… Et Pita qui ne réapparaissait toujours pas !
J’ai réalisé soudain avec effroi que les coraux n’étaient pas les seuls que la charge menaçait : moi aussi j’allais être pulvérisée par l’explosion. À moins de filer maintenant, à toute vitesse. Serait-ce suffisant ?
J’étais en proie à la panique, la tête me tournait à force d’apnée, mais le temps manquait. Il fallait se décider, et vite. Sans plus réfléchir, j’ai inspiré profondément et plongé une nouvelle fois.
Le compte à rebours du détonateur affichait 1 :26, 1 :25… Deux boutons : un jaune, un marron. Comme dans les films. Sauf que je n’étais pas un héros chargé de sauver le monde à la dernière seconde, juste une fille de quatorze ans qui aimait les voyages, les animaux, le bleu du ciel… et qui n’avait aucune idée du bouton sur lequel il fallait appuyer pour stopper le décompte !
Alors ?
Le jaune ?
Le marron ?
0 :59, 0 :58…
Quelle angoisse ! Et voilà que je commençais à manquer d’air ! Comme il fallait prendre une décision, j’ai opté pour la couleur que je préférais : en l’occurrence, pas le marron, qu’avec Atika nous détestons autant que la cervelle de veau.
0 :45… j’ai fermé les yeux en appuyant sur le bouton jaune.
Contre toute attente, il ne s’est rien produit du tout. Si ce n’est que le compteur est resté figé à 0 :44.
À bout de souffle, je suis remontée à la surface comme un bouchon.
Quand j’ai regagné le rivage une demi-heure plus tard, je tremblais encore de peur ou d’émotion. J’avais le cœur chaviré, le cerveau dans le coton après ces apnées répétées. Pita n’était pas réapparu, la pirogue était vide et j’avais dû rentrer seule en pagayant, désemparée.
Tobby m’a accueillie en jappant joyeusement au milieu des manchots : complètement à côté de la plaque, celui-là… J’allais m’écrouler en larmes, et puis j’ai aperçu une forme au loin, au bord du rivage. La silhouette d’un homme…
Je ne distinguais pas son visage, mais il titubait dans les flots. Incapable de marcher, il s’est effondré sur le sable et est resté là un moment, inerte. Pita ?
J’ai couru du mieux que je pouvais, le labrador à mes trousses. Moi aussi je titubais, en proie à l’ivresse des fonds ou au mal de terre. Il y avait un autre homme allongé dans l’écume, immobile : l’homme-grenouille. Il n’avait plus de bouteille ni de masque et semblait évanoui.
Tobby a alors stoppé sa course. Pas moi : le colosse qui venait de se relever avait une longue estafilade sanguinolente sur le poitrail et le visage couvert de tatouages… Pita. Pita Witkaire.
Tel un cachalot aux prises avec un calamar géant, il avait disparu dans les fonds marins pour un combat dont il était ressorti vainqueur. Combien de minutes était-il resté en apnée, je ne le savais pas : mais le guerrier maori avait refusé de lâcher sa proie, il l’avait poursuivie jusqu’à ce qu’elle s’avoue vaincue et l’avait ramenée par la peau du cou. À bout de forces, ils avaient dérivé et s’étaient finalement échoués sur la plage.
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