Tout professeur nous le dira, les seuls mots déchiffrables dans une écriture catastrophique possèdent des lettres qui montent ou descendent. Nous lisons plus facilement le début du mot « différence » que la fin. Sous quel prétexte ajouter ces lettres à hampe ? Quand ils pouvaient, nos juristes prenaient modèle sur le latin, comme pour « doigt » qui venait de digitus . Quand ils ne pouvaient pas, ils inventaient. Leur « un » qu’ils écrivaient VN se confondait dans un texte manuscrit avec le VII romain. Dès lors, ils ajouteront un g ( ung ) qui durera jusqu’au XVIII e siècle. Nous aurons du mal à nous défaire de cette lettre.
La seule lettre à hampe qui possède la chance d’être une voyelle est le y . Nos anciens l’ont adoré. Un dénommé Tabourot a expliqué que la présence du y se justifiait en raison « de la trop grande obscurité que pourrait engendrer notre i commun en écriture courante et que nos praticiens français en usent à la fin de chaque diction qui se devrait finir par i ». Il est vrai que nous l’utiliserons longtemps pour repérer la fin d’un mot : amy, roy . Beaucoup de ces y disparaîtront. Nous avons toutefois gardé une trace de cet emploi dans l’adverbe de lieu « y ».
43. POURQUOI ÉCRIVONS-NOUS « AUJOURD’HUI » ?
Pour contrarier ceux qui abhorrent les pléonasmes !
Au Moyen Âge, l’écriture des sons v et w se confondait. L’habitude était d’écrire v en tête de mot et « à l’intérieur. Dès lors, vi pouvait signifier je vi ou ui , qui désigne le jour. Pour éviter toute confusion, les juristes ajoutent un h à ce dernier ( hui ) que le latin hodie justifiait.
Cette confusion disparaîtra : « je vis » prend un s et hui n’est plus utilisé. Néanmoins, il nous en reste une trace dans le mot « aujourd’hui » qui signifie littéralement « au jour du jour ». Vous me direz qu’il s’agit d’un pléonasme aussi intelligent que « monter en haut », « descendre en bas » ou « voire même ». Certes ! Mais il s’agit d’un pléonasme qui a réussi. Pourquoi a-t-il réussi ? Parce que tout le monde l’utilise. Pourquoi tout le monde l’utilise-t-il ? Parce qu’il a réussi…
Vous avez de ces questions, parfois !
44. POURQUOI FINISSONS-NOUS CERTAINS MOTS PAR G ?
Pour faire joli.
Nos juristes avaient tendance à mettre un g à la fin de certains mots par analogie ou pour une raison étymologique.
« Joug » vient du latin jugulum . On écrivait aussi alors soing et besoing , il nous en reste « poing ». Ce dernier g s’explique par le latin pugnus . Je vous avoue ne pas avoir trouvé l’origine latine des deux autres, c’est peut-être pour cela qu’ils l’ont supprimé (pour m’aider !).
Ce g final explique aussi « hareng », « sang » ( sanguinis ), « bourg ». Pour « hareng », on disait aringus en bas latin, qui avait piqué ce mot à la langue des Francs.
Le latin burgus désignait une fortification. Les troubadours montraient la voie avec leur doi . Mais comme ce mot s’écrit digitus en latin, nos juristes ont ajouté gt en hommage aux Romains et pour faciliter la lisibilité de leurs manuscrits. Le mot latin leur offrait la possibilité de placer deux lettres à hampe ! Comment résister à une telle tentation ?
45. POURQUOI NE PRONONCONS-NOUS PAS LE P DE « BAPTÊME » ?
En orthographe, il n’y a pas de miracle !
Les troubadours prononçaient et écrivaient oscur, amirer, sustance . Cette prononciation perdure jusqu’à la Renaissance. Nos juristes savaient que ces mots venaient du latin obscurus, admirare et substantia . Pour respecter cette origine, ils écrivirent : « obscur », « admirer », « substance » que nous finirons par prononcer comme ils ont décidé de les écrire. Comme quoi, l’administration finit toujours par avoir le dernier mot. Quoique ! Ils ajoutèrent un p au batesme des troubadours à cause de baptisma . Ils écrivirent baptesme qui deviendra « baptême » et nous ne le prononçons toujours pas.
46. POURQUOI METTONS-NOUS UN H À « HUIT » ?
En souvenir d’une vieille écriture.
Ce mot sera le seul reproche que l’historien de la langue Charles Beaulieux adressera aux troubadours. Dans son Histoire de l’orthographe française , il applaudit l’orthographe des troubadours et regrette amèrement celle des juristes qui sévissent entre le XIII eet le XV e siècle. Les troubadours ignorent les h qui ne sont pas aspirés. Chrétien de Troyes exprime sa virilité en écrivant qu’il est un ome . Plus tard, les juristes écriront « homme » en hommage à hominem . En revanche, nos poètes mettent un h à huit . D’où le reproche du beau Charles. J’ignore son physique, mais je lui accorde le bénéfice du doute. Ce h prouve que nos troubadours ne militent pas pour une écriture phonétique. Leur objectif est double : que leurs lecteurs les comprennent et sachent comment déclamer leurs textes.
Les Romains prononçaient le v comme les Anglais le w de why . Ils ne disaient pas ave mais awé ! Cette lettre sera la cause d’une grande difficulté. En effet, l’écriture de ce son se confond avec celle du son u . Voici un extrait d’une lettre envoyée par Henri IV à Gabrielle d’Estrées dont il était épris. Si vous dictiez cet extrait à un élève de CM2, voilà ce qu’il écrirait : « puisque l’absence me prive de le faire autrement ». Voici maintenant la version du plus populaire de nos monarques : « puys que l’absance me pryue de le fayre autremant ». Apprécions la fantaisie orthographique qui régnait à une époque où il n’y avait pas de règles unanimement admises et où chacun écrivait comme bon lui semblait. C’était vrai pour le commun des mortels, imaginez pour le Vert-Galant, surtout quand il était amoureux ! Observons les u du roi ! Il utilise la même lettre pour puys (« puis ») et pryue (« prive »). Au XVI e siècle, tout le monde mélangeait encore u et v .
À cette époque, « nouvelle » s’écrivait nouuelle . Si nous avions gardé cette habitude, vu désignerait le participe passé de « voir » ou des « UV », quand bien même nos aïeux les auraient évités à une époque où la blancheur était à la mode. Il sera longtemps de tradition de mettre v en tête de mot et u ailleurs, qu’ils soient prononcés v ou u . En effet, les Romains écrivaient u en minuscule et V en majuscule. Et comme les majuscules se trouvent souvent en tête de mot et que nous adorons copier les Romains… Si, un jour, vous lisez une grammaire du XVI e siècle, sachez que notre u s’appelait « u voyelle » et notre v « u consonne ».
Cette originalité complique la lecture. Vit peut se lire comme la forme verbale « il vit » ou comme le chiffre 8. Vile peut se comprendre comme une « uile » solaire ou comme une méchante dame : « vile ». Vitre peut signifier « uitre » ou « vitre ». Ce genre de confusion touche la langue orale. Le but des troubadours est que le lecteur sache comment chanter leurs poèmes. Ne nous étonnons pas s’ils vont inventer un système que les juristes reprendront et amplifieront : ajouter un h quand le mot commence par le son u ! Voilà pourquoi nous écrivons toujours « huile », « huit » et « huître ». Ces h ne sont pas étymologiques. En latin, « huit » se dit octo , « huile », oleum et « huître », ostreum . Et plutôt que de les enlever quand l’écriture s’est mise à distinguer les deux lettres, nous avons même ajouté un h à « hurler » bien qu’il vienne de ululare . On est bons, parfois !
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