Les juristes ont une histoire plus compliquée. Ils sont nés du royaume capétien, fondé en 987 par Hugues Capet, et qui ne contrôle à l’origine que les environs de Paris. Jusqu’au XII e siècle, le latin est la langue de la culture. Les écrits théologiques, philosophiques, publics sont en latin. Savoir lire, en règle générale, c’est savoir lire le latin — ce n’est pas donné à tout le monde, loin de là. Les rois s’efforcent à faire entrer leur pouvoir, à l’origine essentiellement théorique quand ce n’est pas symbolique, dans la pratique. Pour les y aider, il faut des lettrés : ce sont les agents de la chancellerie royale. Au fil des siècles, l’administration se développe, la bureaucratie se multiplie. Dans les bureaux du palais de la Cité (notre Palais de Justice de Paris) planchent des dizaines de clercs et de notaires. Le but de leurs écrits n’est pas d’être déclamés, mais parcourus rapidement. Cette différence sera à l’origine d’une orthographe plus précise, mais aussi plus compliquée !
Alors pourquoi l’écriture des juristes l’a-t-elle emporté sur celle des troubadours ?
32. POURQUOI DISONS-NOUS « LANGUE D’OC » ET « LANGUE D’OÏL » ?
Pour que Dante puisse se distinguer !
À l’époque des croisades, ce qui deviendra la France connaît de multiples langages qui, en simplifiant un peu, se regroupent en deux grandes catégories.
Dans le Nord, les troubadours s’appellent des trouvères et parlent la langue d’oïl, tandis que les troubadours méridionaux parlent la langue d’oc. Les mots « oc » et « oïl » viennent du latin hoc que nous traduisons par « ceci », mais qui correspond à la réponse affirmative « voilà » que nous émettons lorsque nous sommes d’accord.
Au sud, hoc passe à oc utilisé pour signifier « oui ». Au nord, on ne prononce plus le c . Nous disons o , mais avons tendance à ajouter un pronom personnel derrière, notamment celui de la troisième personne qui se prononce o il , ce qui explique le tréma du oïl qui donnera notre « oui ». Nous pourrions le traduire par « comme il dit ».
Au XIII e siècle, Dante nommera les trois langues romanes par leur manière de dire oui : la langue d’oïl, la langue d’oc et la langue de si, qui correspond à l’italien que tous les passionnés de football connaissent !
33. POURQUOI DISONS-NOUS QUE L’ÉCRITURE DES JURISTES REMPLACE CELLE DES TROUBADOURS ?
Parce que l’absence de créativité augmente la productivité !
Beaucoup des questions soulevées dans ce livre donnent l’impression que les juristes ont compliqué l’orthographe phonétique des troubadours. Par exemple, ces derniers désignaient un beau paysage avec leur dot alors que les juristes utilisaient leur doigt pour indiquer le bureau adéquat.
Comme le prouve l’exemple précédent, la graphie de nos juristes bénéficiera d’une plus grande postérité que celle de nos poètes. D’où la tentation de dire qu’ils ont, par snobisme, compliqué l’écriture des artistes.
Il est vrai que ces derniers, écrivant surtout pour indiquer aux lecteurs comment déclamer leurs poèmes, ont tendance à écrire comme ils parlent. Le but des juristes est complètement différent. Ils veulent qu’on les comprenne très vite. Que le lecteur sache exactement ce qu’ils veulent dire est leur simple désir. Qu’importe si ces derniers ne déclament pas leurs textes comme eux. Dès lors, si nous juxtaposons ces deux écritures, nous voyons une écriture phonétique relativement simple et une autre fondée sur l’étymologie latine, particulièrement complexe pour qui ignore le latin. Comme les écrits des juristes se multiplient à partir du XIII e siècle, nous avons tendance à estimer que leur écriture remplace celle des poètes, par définition beaucoup moins prolixes.
Mais n’imaginons pas une orthographe remplacer brutalement une autre ! Au XIII e siècle, nos juristes produisent énormément. Certes, il existe encore des écoles de troubadours et des œuvres poétiques, mais leur production représente une goutte d’eau dans l’océan des écritures juridiques. Cette multitude va donner une orthographe dominante. Écrire devient un métier et les heures supplémentaires ne sont pas une invention du XX e siècle. Les pontes de ces lieux, plutôt que d’écrire, se mettent à dicter leurs sentences à des clercs habitués aux textes juridiques, ancêtres de tous nos greffiers et secrétaires. Et puis, certains juristes se sentiront pousser des ailes de poète. Ils sont incontestablement responsables, mais sont-ils coupables ?
Certes, comme tout diplômé de droit qui se respecte, ils doivent parfois snober ces saltimbanques de troubadours ! Tout comédien obligé d’expliquer son métier à une fonctionnaire protégée par un guichet comprendra. Mais croire que, par mépris, ils décident de corriger l’écriture précédente me semble anachronique.
Si, de facto , ils modifient l’orthographe des troubadours, disons qu’ils agissent « à l’insu de leur plein gré ».
34. POURQUOI LES JURISTES DE SAINT LOUIS SONT-ILS À CE POINT FASCINÉS PAR LE LATIN ?
Parce que la langue anglaise n’était pas encore à la mode !
Nos juristes sont des lettrés : cela veut dire, à cette époque, qu’ils lisent et écrivent plus souvent en latin qu’en français. Il ne faut pas croire que les fonctionnaires qui rédigent en latin au XII e siècle changent subitement de langue à la fin du XIII e. Le français mettra du temps à s’installer. Sous Saint Louis, les scribes rédigent dans la langue de Messaline et, de temps en temps, pour des raisons purement pragmatiques, pondent un texte dans celle du marquis de Sade. Quand ces conseillers, greffiers, procureurs et leurs clercs (secrétaires, dirait-on de nos jours) écrivent un texte français, ils interrompent leur rédaction latine coutumière. D’ailleurs, beaucoup de leurs textes français sont des traductions.
Comment s’étonner qu’ils aient tendance à rapprocher les deux orthographes ? Demandez à nos amis scientifiques qui passent constamment de l’anglais au français s’ils n’en ont pas marre de voir le nombre de d à « adresse » varier et « connexion » passer de x à ct ? Seulement, de nos jours, ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent : le suprême pontife qu’est le dictionnaire leur dicte la bonne formule. Les fonctionnaires de Saint Louis ne connaissaient pas une telle autorité. Tout au plus devaient-ils convaincre leur chef de bureau !
Autre point : grâce au développement du pouvoir royal, leurs missives vont de plus en plus loin. On a du mal à l’imaginer, mais le français de l’époque est essentiellement parisien. Il suffit de faire quelques dizaines de kilomètres pour ne plus être compris. Plus ils s’éloignent de Paris, plus leurs écrits atteignent des provinces à la langue bien différente. Certains bourgeois de Lyon ou de Poitiers ont certes des notions de la langue parlée à la cour du roi, mais ils connaissent mieux celle du pape. Plus l’écriture d’un mot français ressemble à son équivalent latin, plus vite le provincial le comprend. L’orthographe phonétique aurait fortement desservi les communications entre les villes, or Paris se souciait de ce qu’on penserait au-delà des murailles périphériques !
Enfin, le latin est la langue de la culture. Au XIV e siècle, un dénommé Faber critique les étudiants qui parlent parfois français dans son cours comme si, je cite, « le français pouvait atteindre au sommet de l’éloquence ». Nos juristes attribuent à la langue antique ignorée du peuple une valeur qui les flatte. La rengaine est familière : la langue que je connais est extraordinaire et justifie ma supériorité car tu l’ignores. Ils légitiment ainsi leur prestigieuse fonction. Ils ne sont pas là par piston, mais parce qu’ils parlent latin. Comment décemment leur reprocher de vouloir exposer cette connaissance si chèrement acquise ? Ajoutons qu’ils seront suivis par les moines, d’autant plus férus de latin qu’il est la langue officielle de l’Église ! Mais leur méthode quand ils écrivent un français latinisé rappelle un cadre dynamique qui exposerait son don des langues en saupoudrant ses mémos de management, business plan , et autres deadlines…
Читать дальше