Soucieux du latin, Robert Estienne tend à remplacer eu par œu . Il écrit œuf, œuvre, sœur . Il regrette d’écrire beuf et feu . Je le cite : « D’aucuns écrivent bœuf par oe diphtongue… D’aucuns veulent écrire par oe diphtongue, fœu comme venant de focus. » L’Académie l’entendra pour « bœuf » en 1694. Il ne sera jamais suivi pour « feu ». Pauvre Robert, les choses ne finissent jamais complètement comme il aurait voulu…
23. POURQUOI MA BELLE-MÈRE M’ACCUEILLE-T-ELLE SUR LE SEUIL ?
Parce qu’au grenier, elle n’était pas sûre que je viendrais !
Les Romains possédaient un o long et un o bref.
Le bref débouchera sur la graphie ue. Folia donnera fueille et soliu, sueil . C’est ainsi que le grammairien Estienne les écrit en 1549.
Le o long évoluera vers le eu. Florem qui se prononce flore deviendra flour puis « fleur ».
Constatons que de nos jours encore la prononciation de « fleur » et « seuil » diffère subtilement !
En 1694, l’Académie française décide de réunir ces deux graphies et que le e doit précéder le u . Elle écrit « feuille » et « seuil » comme « fleur ». Mais elle doit constater que cette solution ne fonctionne pas pour « accueil » et « orgueil » : suivant les règles de prononciation de c et de g devant un e, acceuil devrait se lire ac-seuil et orgeuil, orge - oeil . La graphie en ueil préconisée un siècle plus tôt par Robert Estienne s’impose alors. Pour une fois, les habits verts se sont montrés pragmatiques !
24. POURQUOI LORSQUE LA LANGUE SE COMPLIQUE, Y A-T-IL TOUJOURS UN E QUI TRAÎNE ?
Vous avez déjà vu un Parisien hésiter ? Il dit : « Euhhhh… »
Au Moyen Âge, nous avons découvert le son e qu’ignoraient les Romains et l’ensemble des langues latines.
Lorsque les Romains écrivaient e , ils le prononçaient é à l’instar des Italiens. La présence de ce son que nous écrirons e après bien des hésitations (dans les serments de Strasbourg, texte considéré comme le premier écrit de langue française, nous trouvons un nostro qui se prononçait probablement nostre ) nous obligera à trouver des solutions pour symboliser le son é . Nous testerons plusieurs méthodes, comme le ez .
Ce n’est qu’au XVIII e siècle que les accents résoudront cette difficulté. Et encore ! Les accents ne sont toujours pas simples, comme en témoignent les mots « événement » et « réglementation ».
25. POURQUOI METTONS-NOUS UN Y À NOS YEUX ?
Parce que les lunettes étalent rares au Moyen Âge !
Si les Latins nous dictaient le mot jacere comme ils le prononçaient, nous écririons iacere . Ce mot donnera notre « jeter ». L’écriture des sons j et i sera d’ailleurs longtemps une source de difficultés.
En réalité, la lettre j défendue par les imprimeurs n’entrera dans le dictionnaire qu’au XVIII e siècle. Avant, la lettre i pouvait se lire i ou j . Quand, dans une lettre à Gabrielle d’Estrées, Henri IV écrit ie croys , il prononce « je crois ». La crainte de confondre i et j popularisera l’emploi du y . Avant, écrire ieux pouvait signifier « yeux » ou le pluriel de « jeu ». Mettre un y à « yeux » évitait toute confusion.
En outre, sa forme augmente la lisibilité des manuscrits. En effet, dans un manuscrit où on ne sépare pas toujours les mots, le y se distingue plus facilement que le i , qu’on écrivait sans point. Voilà pourquoi cette lettre était très fréquente avant le XVIII e siècle. Nous écrivions amy, roy … L’introduction du j permettra d’en supprimer beaucoup.
Nous garderons toutefois un vestige : le y aux « yeux ». Notre langue comprend beaucoup de vestiges. C’est son petit côté Pompéi !
26. POURQUOI ASPIRONS-NOUS CERTAINS H ET PAS D’AUTRES ?
Parce que nous aimons les héros !
Au XIX e siècle, Larousse appellera ce h un vestige graphique qui ne change rien à la prononciation.
Les Germains aspiraient fortement les h alors que les Romains ne le faisaient plus ou peu depuis plusieurs siècles. Quiconque réprime son enfant qui s’obstine à dire « des zaricots » peut témoigner que cet apport germanique a laissé des traces. Dans un article de l’Encyclopédie , Voltaire propose d’imiter les Italiens qui n’en ratent pas une et de supprimer le h en tête de mot. Inutile de vous dire à quel point il a été écouté !
En tête de mot, notre h est muet ou aspiré. Le muet est souvent d’origine latine : l’accusatif latin hominem donnera le mot « homme ». Voilà pourquoi nous disons : « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». Le h aspiré est d’origine germanique : haimgard donnera « hangar ». Voilà pourquoi nous regrettons que l’ours soit caché dans le hangar.
Dans l’enthousiasme, nous ajouterons un h aspiré à « haut ». Pourtant, ce mot vient du latin altus que nous retrouvons dans « altitude », le alt ayant donné au . Nous ajouterons un h , car nos anciens aspiraient devant le a probablement à cause de l’influence du germain hoh de même sens et qui donnera l’anglais high .
À ceux qui croient que l’Académie a supprimé le h aspiré, qu’ils méditent cet extrait tiré de son site : « La rumeur selon laquelle il serait aujourd’hui d’usage et admis que l’on fasse cette liaison a été colportée par un journal largement diffusé dans les établissements scolaires, L’Actu (n o 8 du jeudi 3 septembre 1998, p. 7), qui n’a pas jugé bon de publier de rectificatif. » Donc, nous ne pouvons toujours pas dire « les zaricots » ! Bien des héros s’en réjouiront.
27. POURQUOI LES LATINISTES SE TROMPENT-ILS SUR LA GRAPHIE D’« ESCLAVE » ?
Parce que notre orthographe est taquine !
Vous devez penser la connaissance du latin très utile à l’écriture de notre langue. Il s’agit d’une vérité incontestable qui comporte tout de même une petite exception. À l’époque mérovingienne, le x latin tend à se prononcer s .
Nous le savons car les troubadours écrivaient comme ils parlaient. Dans leurs manuscrits, il n’est pas rare de lire Alessandre au lieu d’« Alexandre ». À l’époque, les esclaves venaient surtout d’Europe de l’Est. Les Byzantins en kidnappaient beaucoup et Charlemagne les imitera avec un grand succès.
Notre mot « esclave » s’explique par cette origine. En effet, il s’agit de gens capturés et enlevés hors du pays des Slaves, ex slavius . C’est la raison pour laquelle bien des étudiants en latin ont tendance à écrire exclave . Ils oublient la prononciation mérovingienne. Votre serviteur, du latin servus qui désigne l’esclave romain parfois capturé en Gaule, a été payé pour le savoir.
28. POURQUOI LE VERBE « ALLER » EST-IL SI DIFFICILE ?
Pour nous inviter à la promenade !
Trois formes latines s’uniront pour construire ce verbe qui fait le bonheur de l’intrépide voulant apprendre le français comme langue étrangère.
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