— Allez-y.
— Tu n’as aucune idée, ironisa Vitia. Tu crois en avoir une. Allez, ouste, chez le psychiatre !
La porte du corridor grinça. Janus Polyeuctovitch entra.
— Bien, dit-il. Bonjour.
Nous nous levâmes. Il nous serra à tous la main.
— Mon petit Photon, fit-il en voyant le perroquet. Il ne vous gêne pas, Roman ?
— Me gêner ? Moi ? Pourquoi me gênerait-il ? Il ne me gêne pas du tout. Au contraire.
— Oui, mais tout de même … Tous les jours … Il s’arrêta court. De quoi avons-nous parlé hier soir ? demanda-t-il en se passant la main sur le front.
— Hier … vous étiez à Moscou, dit Roman d’une voix soumise.
— Ah !.. oui, oui. Très bien. Photon ! Viens ici !
Le perroquet vint se poser sur l’épaule de Janus et lui souffla à l’oreille :
— Du gr-r-ain ! Du gr-r-ain ! Du sucr-r-e !
Janus Polyeuctovitch sourit tendrement et passa dans son laboratoire. Nous nous regardions, ahuris.
— Allons-nous-en, dit Roman.
— Chez le psychiatre ! Chez le psychiatre ! marmonnait Kornéev tandis que nous allions chez lui. — Dans le cratère de Ricci. Dr-r-amba ! Sucr-r-e !
Il y a toujours suffisamment de faits, c’est l’imagination qui fait défaut.
D. Blokhintsev.
Vitia mit par terre les containers d’eau-de-vie, nous nous laissâmes tomber sur le divan-translator et sortîmes nos paquets de cigarettes. Au bout d’un moment Roman demanda :
— Vitia, tu as débranché le divan ?
— Oui.
— Parce qu’il me passe de ces machins dans la tête.
— Je l’ai débranché et je l’ai bloqué.
— Écoutez, dit Edik, pourquoi ne serait-ce pas une hallucination ?
— Qui te dit que ce n’en est pas une ? interrogea Vitia. Moi je vous propose d’aller chez le psychiatre.
— Quand je faisais la cour à Maïka, dit Edik, je créais de telles hallucinations que j’en avais peur moi-même.
— Pourquoi ? dit Vitia.
Edik réfléchit.
— Je ne sais pas. L’enthousiasme sans doute.
— Mais non, dit Vitia, je voulais dire : pourquoi voudrait-on nous soumettre à des hallucinations ? Et puis nous ne sommes pas Maïka. Nous sommes des grands maîtres, grâce à Dieu. Qui peut nous surpasser ? Janus, disons. Kivrine, Junta. Giacomo peut-être …
— Il y a Sacha qui est un peu faible, glissa Edik avec l’air de s’excuser.
— Et alors ? Je suis le seul à avoir des visions peut-être ?
— D’ailleurs, on pourrait vérifier, suggéra Vitia, pensif. Si Sacha … heu …
— Hé ! Hé ! dis-je, ça suffit comme ça ! Il n’y a pas d’autres moyens, non ? Appuyez sur vos yeux. Faites écouter la bande à quelqu’un d’impartial, et qu’il nous dise si c’est un enregistrement ou non.
Les grands maîtres eurent un sourire de commisération.
— Tu es un bon programmeur, Sacha, dit Edik.
— Un serin, dit Kornéev, une larve.
— Oui, mon petit Sacha, soupira Roman, tu ne peux même pas te figurer, je vois ce que c’est qu’une véritable hallucination, soigneusement préparée.
Tous les trois avaient des expressions rêveuses, ils devaient être plongés dans de doux souvenirs. Je les enviais. Ils souriaient, les yeux mi-clos. Puis Edik dit :
— Elle a eu des orchidées tout l’hiver. Ils avaient la meilleure odeur que je puisse imaginer.
Vitia revint sur terre.
— Victimes de Berkeley ! Solipsisme mal venu !
— Oui, déclara Roman. Les hallucinations ne sont pas un sujet de débat. C’est trop naïf. Nous ne sommes ni des enfants ni des vieilles femmes. Je ne veux pas être agnostique. Qu’est-ce que c’était ton idée, Edik ?
— Mon idée ?… Oui, j’en avais une … Naïve aussi. Les matricats.
— Hum … dit Roman d’un air de doute.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
Edik m’expliqua de mauvais gré qu’outre les doubles, il existe aussi des matricats, copies exactes d’objets ou d’êtres. A la différence des doubles, les matricats coïncident totalement avec l’original, structure comprise. Il est impossible de les déceler par des méthodes ordinaires. Il faut des appareils spéciaux, c’est un travail très difficile et très fastidieux. En son temps, Balsamo avait obtenu son diplôme de grand maître en prouvant la nature matricatielle de Philippe de Bourbon, connu dans le peuple sous le nom de « Masque de fer ». Ce matricat de Louis XIV avait été créé par des jésuites désireux de s’emparer de la couronne de France. A notre époque, les matricats sont préparés par la méthode de biostéréographie de Richard Ségur.
Je ne savais pas alors qui était Richard Ségur, mais je déclarai tout de suite que l’idée des matricats pouvait certes expliquer l’extraordinaire ressemblance des perroquets, mais rien d’autre. Par exemple, cela ne nous disait pas où avait disparu le perroquet mort.
— Oui, c’est vrai, approuva Edik. Je n’insiste pas. D’autant plus que Janus ne s’occupe pas du tout de biostéréographie.
— Justement, dis-je, enhardi. Il vaut mieux carrément supposer un voyage dans le futur décrit. Vous savez, comme Louis Sedlovoï.
— Oui ? dit Kornéev sans grand intérêt.
— Janus voyage dans un roman de science-fiction, il prend un perroquet et le ramène ici. Le perroquet meurt, Janus repart pour la même page, et ça recommence … Cela nous explique pourquoi les perroquets se ressemblent. C’est toujours le même perroquet et on comprend pourquoi il a un vocabulaire de ce genre. Et au fond, continuai-je, sentant que tout cela n’avait pas l’air si bête, on peut même essayer d’expliquer pourquoi Janus pose toujours des questions : il a peur de ne pas être revenu au bon moment … C’est pas mal comme explication, non ?
— Il y a un roman de science-fiction avec un perroquet ? demanda Edik.
— Je ne sais pas, avouai-je honnêtement. Mais dans leurs stelloplanes, il y a toujours des tas de bêtes : des chats, des singes, des enfants. Encore une fois, en Occident, la science-fiction est très répandue, on ne peut pas arriver à tout lire …
— Eh bien, premièrement, il y a peu de chances qu’un perroquet, venu de la science-fiction occidentale, parle en russe, dit Roman. Et surtout, cela n’explique pas comment ces perroquets cosmiques — en admettant qu’il s’agisse de science-fiction soviétique — peuvent connaître Kornéev, Privalov et Oïra-Oïra …
— Sans parler du fait, ajouta paresseusement Vitia, que lancer un corps matériel dans un monde idéal est une chose, et que lancer un corps idéal dans un monde matériel en est une autre. Je doute qu’il se soit trouvé un écrivain pour créer un personnage de perroquet, capable d’une existence autonome dans un monde réel.
Je me souvins des savants translucides et ne trouvai rien à objecter.
— D’ailleurs, continua Vitia avec bienveillance, notre Sacha nous donne de l’espoir. Une noble folie imprègne toute cette idée.
— Janus n’aurait pas brûlé un perroquet idéal, assura Edik avec conviction. Un perroquet idéal ne peut pas pourrir.
— Mais pourquoi, pourquoi sommes-nous si peu logiques ? intervint tout à coup Roman. Pourquoi Sedlovoï ? Pourquoi Janus imiterait-il Louis Sedlovoï ? Janus a ses propres thèmes, sa problématique. Il s’occupe d’espaces parallèles. Partons de là.
— Partons, dis-je.
— Tu crois qu’il est parvenu à entrer en contact avec un espace parallèle ? demanda Edik.
— Ça, c’est fait depuis longtemps. Pourquoi ne pas supposer qu’il est allé plus loin ? Pourquoi ne pas supposer qu’il met au point le transfert de corps matériels ? Edik a raison, ce sont des matricats, ce doit être des matricats, parce que la parfaite ressemblance de l’objet transféré doit être garantie. Il modifie le régime du transfert au fur et à mesure des expériences. Les deux premiers transferts ont échoué, les perroquets sont morts. Aujourd’hui, apparemment, l’expérience a réussi …
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