— Tu parles, dit Drozd qui n’avait pas lâché ses lettres. Un jour j’ai acheté un billet de loterie gagnant, je me suis précipité à la caisse pour toucher le gros lot. Et puis on s’est aperçu que …
— Pourquoi as-tu inscrit le numéro ? demanda Vitia, les yeux à demi fermés. C’est ton habitude ?
Tu notes tous les numéros ? Tu as peut-être le numéro de ta montre ?
— Bravo ! dit Potchkine. Vitia, tu es un champion ! Tu as visé dans le mille ! Roman, quelle honte ! Pourquoi as-tu empoisonné le perroquet ? Quelle cruauté !
— Idiots ! Vous me prenez pour Vybegallo ?
Kornéev s’approcha et inspecta les oreilles de Roman.
— Fiche-moi le camp, dit celui-ci. Tu les as vus, Sacha !
— Voyons, déclarai-je d’un ton de reproche. Qui ferait des plaisanteries pareilles ? Pour qui nous prenez-vous ?
— Que nous reste-t-il d’autre ? fit Kornéev. Quelqu’un ment. Ou vous, ou les lois de la nature. Moi je crois aux lois de la nature. Tout le reste change.
Pourtant il était beaucoup moins sûr de lui et s’assit à l’écart, l’air pensif. Drozd traçait tranquillement ses lettres. Stella nous regardait avec des yeux effrayés. Potchkine gribouillait des formules. Edik fut le premier à parler.
— Si même aucune loi n’est transgressée, l’apparition inattendue d’une grande quantité de perroquets en un même lieu, cette mortalité suspecte, sont en elles-mêmes bizarres. Mais je ne suis pas très étonné, parce que je n’oublie pas que j’ai affaire à Janus Polyeuctovitch. Vous ne trouvez pas que c’est une personnalité fort curieuse ?
— Je trouve, dis-je.
— Moi aussi, ajouta Edik. Roman, à quoi travaille-t-il exactement ?
— Ça dépend quel Janus. U-Janus étudie les liaisons avec les espaces parallèles.
— Hum … dit Edik. Cela ne peut guère nous aider.
— Malheureusement. Moi aussi, je me demande comment relier ces perroquets à Janus, et je n’y arrive pas.
— Mais c’est vrai qu’il est étrange, insista Edik.
— Sans aucun doute. Ne serait-ce que le fait qu’il est un en deux personnes. Nous y sommes tellement habitués que nous n’y pensons plus.
— Oui, c’est ce que je voulais dire. Nous parlons rarement de lui, parce que nous le respectons trop pour cela. Et pourtant chacun de nous a bien dû remarquer au moins un détail bizarre.
— Bizarrerie numéro un, dis-je. L’amour des perroquets mourants.
— Oui, admettons, dit Edik. Quoi encore ?
— Espèces de commères, jeta Drozd très digne. Moi je lui ai demandé de me prêter de l’argent une fois …
— Oui ? dit Edik.
— Et il m’en a prêté. Mais j’ai oublié combien. Et maintenant, je ne sais pas quoi faire.
Il se tut. Edik attendit quelques instants qu’il continuât, puis enchaîna :
— Savez-vous, par exemple, que lorsque je travaille avec lui la nuit, il s’en va à minuit pile et revient au bout de cinq minutes, et à chaque fois j’ai l’impression qu’il essaie de savoir ce que nous avions fait ensemble avant qu’il parte.
— C’est vrai, confirma Roman. Je le sais très bien. Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’à minuit juste la mémoire lui fait complètement défaut. Il est parfaitement conscient de cette particularité. Il s’est plusieurs fois excusé en me disant que c’était un réflexe, les séquelles d’un choc très grave …
Il a une très mauvaise mémoire, nota Potchkine. Il nous demande tout le temps s’il nous a vus la veille.
— Et de quoi on a parlé, ajoutai-je.
— La mémoire, la mémoire … grommela Kornéev avec impatience. Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? Il y a beaucoup de gens qui ont une mauvaise mémoire … Ce n’est pas ça qui compte. Que fait-il avec ses espaces parallèles ?…
— Il faut commencer par rassembler des faits, dit Edik.
— Perroquets, perroquets, perroquets, continuait Vitia. Seraient-ce des doubles pourtant ?
— Non, dit Potchkine. J’ai fait mes calculs, ce n’est pas un double.
— Tous les soirs, à minuit, dit Roman, il entre dans son laboratoire et s’y enferme juste quelques minutes. Une fois, il était tellement pressé qu’il n’a pas eu le temps de fermer la porte …
— Et alors ? demanda Stella d’une voix mourante.
— Rien. Il est resté un instant dans son fauteuil, puis il est reparti. Et il m’a tout de suite demandé si nous avions eu une conversation importante.
— Je m’en vais, dit Kornéev en se levant.
— Moi aussi, dit Edik. J’ai un séminaire.
— Moi aussi, dit Volodia Potchkine.
— Non, décida Roman. Tape à la machine. Je te nomme directeur. Toi, Stella, prends Sacha et faites vos poèmes. Je m’en vais. Je repasserai ce soir, je veux que le journal soit prêt.
Ils s’en allèrent. Nous nous creusâmes la tête en vain pour trouver quelque chose ; de guerre lasse, nous composâmes une petite poésie sur la mort du perroquet.
Quand Roman revint, le journal était prêt. Drozd, couché sur la table, absorbait des sandwiches, Potchkine nous expliquait à Stella et à moi que l’histoire du perroquet était invraisemblable.
— Bravo ! s’exclama Roman. C’est parfait ! Et quel titre ! Quelle belle voûte étoilée ! Et comme il y a peu de fautes de frappe !.. Et où est le perroquet ?
Le perroquet était dans le plateau de la balance, à l’endroit même où nous l’avions vu, Roman et moi, la veille. J’en eus le souffle coupé.
— Qui l’a mis là ? demanda Roman.
— Moi, dit Drozd. Et alors ?
— Rien, rien, dit Roman. Laisse-le. C’est vrai, Sacha ?
Je fis oui de la tête.
— On verra ce qui se passera demain, ajouta Roman.
Ce pauvre vieil oiseau innocent jure comme un charretier, mais il ne comprend pas ce qu’il dit.
R. Stevenson.
Le lendemain matin, je repris mes fonctions. Aldan, réparé, était à pied d’œuvre et quand j’arrivai dans la salle d’électronique, quelques doubles, tenant à la main des problèmes à résoudre, attendaient déjà leur tour. Je commençai par me venger en renvoyant le double de Cristobal Junta ( je notai sur sa feuille que je n’arrivais pas à déchiffrer l’énoncé. Cristobal Junta avait une écriture vraiment illisible, il écrivait le russe en lettres gothiques. ) Le double de Fédor Siméonovitch m’apporta un programme composé par le maître lui-même. C’était la première fois que celui-ci en faisait un sans mon aide. Je l’examinai en détail et constatai avec plaisir qu’il était bien fait, économe et assez spirituel. Je corrigeai quelques erreurs insignifiantes et confiai le programme aux filles du service. Puis j’aperçus, dans la file d’attente, le comptable de la conserverie de poisson, pâle, effrayé. Je le reçus tout de suite, tant il avait l’air malheureux.
— C’est gênant, murmura-t-il avec des regards apeurés du côté des doubles. Les camarades attendent, ils étaient là avant moi …
— Ça ne fait rien, le rassurai-je, ce ne sont pas des camarades.
— Ben, les citoyens …
— Non plus.
Le comptable devint blanc comme un linge et se penchant vers moi, balbutia d’une voix entrecoupée :
— Aussi je me disais … ils ont le regard fixe … Celui-là, là-bas, en bleu, je crois bien qu’il ne respire pas …
J’en avais terminé avec la moitié des visiteurs lorsque Roman téléphona.
— Sacha ?
— Oui.
— Le perroquet, il n’est pas là.
— Comment ça ?
— Comme ça.
— La femme de ménage ne l’aurait pas jeté ?
— Je lui ai demandé. Elle ne l’a pas jeté, elle ne l’a même pas vu.
— C’est peut-être un coup des domovoï ?
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