Il a décliné, aurait pu dire son père. Comme la Terre elle-même, lui aurait rappelé Barbara. Avec des débris qui assombrissaient l’atmosphère et provoquaient la fonte des calottes glaciaires. Hormis Barbara, Tom ne connaissait pas grand monde qui croyait à la fois à l’effet de serre et à la possibilité de l’interrompre : l’équilibre précaire de l’activiste. Mauvaise thermodynamique, lui aurait dit son père. On peut retarder la mort d’un homme, pas le rendre immortel. Cela valait sûrement aussi pour une planète : elle ne s’améliorait pas à l’usage. Les choses déclinaient : il en avait des preuves tout autour de lui. Sa propre vie le lui prouvait.
Possible, aurait dit Barbara, mais on peut aller au tapis en se battant . Elle avait cru que des demi-mesures valaient mieux que pas de mesures du tout, que même une moralité inefficace était utile dans la décennie des politiques économiques de Reagan, celle des sans-abri et du télévangélisme triomphant. Sa voix résonnait dans la mémoire de Tom.
Elle était ma conscience, se dit-il.
La moralité – celle des recherches en armement ou celle de la vente d’automobiles – ne cessait toutefois de lui échapper. Il arriva au travail avec vingt minutes de retard, mais aucun client n’attendait et personne ne sembla remarquer l’heure : regroupés autour du distributeur de Coca, les vendeurs se racontaient des blagues. Tom avait pointé et tuait le temps sur la concession en regardant passer les voitures – tout en pensant à Barbara ou à la maison – quand Billy Klein, le directeur, arriva dans son dos et lui mit le bras autour des épaules. Klein était large de haut en bas, du visage aux hanches en passant par le thorax, avec un sourire qui irradiait une vitalité de prédateur ainsi qu’une cordialité fausse et automatique… un sourire en tout point carnivore. Tom se tourna vers lui, perçut une haleine parfumée au Tic-Tac. « Viens, lança Klein. Je vais te montrer ce que vendre veut vraiment dire. »
Depuis son entretien d’embauche, Tom n’avait plus été admis dans le sanctuaire de Klein, dont les parois vitrées permettaient de surveiller les trois bureaux de vente où l’on rédigeait les contrats. Tom prit place avec nervosité sur ce que Klein appelait la chaise du client, plus basse de quelques centimètres qu’une chaise de bureau normale : les transactions difficiles étaient souvent transmises à Klein, qui pensait bénéficier d’un avantage psychologique en se trouvant plus haut que les clients. « Bizarrement, ça marche. Les vendeurs me donnent du “monsieur” et font pratiquement dans leur culotte quand ils sortent d’ici avec une révérence. Le client lève les yeux et me voit le regarder en fronçant les sourcils…» Il les fronça. « De quoi j’ai l’air ? »
D’un pitbull constipé, pensa Tom. « Très impressionnant.
— Un peu, mon neveu. Et c’est ça que je veux te faire comprendre. Si tu comptes travailler dans la vente, Tom, il te faut un levier sur le client. Tu comprends ? N’importe quel levier. Qui peut changer selon les clients. Ils arrivent tout nerveux, ou bien en se pavanant presque – ils vont faire une super-affaire et baiser ce vendeur –, mais au fond d’eux-mêmes, ils ont tous un peu peur, quelque part. C’est là que se trouve ton levier. Tu déniches ce quelque part et tu travailles dessus. Si tu arrives à les convaincre que tu es leur ami, c’est une des manières, parce qu’à ce moment-là, ils vont se dire : Super, j’ai un allié dans cet endroit effrayant. Ou alors, s’ils ont peur de toi, tu travailles là-dessus. Tu dis des choses du genre : “Je ne crois pas qu’on puisse accepter votre offre : elle nous ferait perdre de l’argent”, du coup ils avalent leur salive et proposent davantage. Simple ! Mais il te faut ce levier. Sans quoi tu laisses à chaque fois de l’argent sur la table. Écoute ça. »
Klein enfonça un bouton de l’interphone posé sur son bureau. Des voix métalliques en sortirent. Perplexe, Tom mit quelques instants à comprendre qu’elles venaient de la salle de vente dans son dos, où Chuck Alberni négociait avec un quinquagénaire et son épouse.
Le client protestait de la faiblesse de la reprise sur sa Colt de 1987. « Nous nous montrons aussi généreux que nous pouvons nous le permettre, assura Alberni, je sais que vous en êtes conscient. Nous avons un peu trop de stock en ce moment, et l’espace est limité. Mais voyez les choses du bon côté. Personne ne vous proposera mieux sur les options, et notre contrat d’entretien est pratiquement un modèle pour l’industrie. »
Et caetera. Sans jamais laisser l’attention du client se détourner de l’automobile qu’il tenait manifestement à acheter, expliqua Klein. « Bien entendu, on gagnera de l’argent sur le financement quoi qu’il arrive. On pourrait presque lui donner cette putain de bagnole. Sa reprise est très, très chouette. Mais le fait est qu’on ne laisse pas de l’argent sur la table. »
Le client tendait une autre proposition. « Je ne peux pas faire mieux pour le moment, affirma-t-il. C’est à peu près ma dernière offre. »
Alberni étudia le chiffre. « Vous savez quoi ? Je vais aller en parler avec mon directeur commercial pour voir ce qu’il en pense. Avec un peu de chance, je pense qu’on pourrait arriver à un accord. »
Alberni se leva et quitta la pièce.
« Tu vois ? dit Klein. Il les pousse, mais en leur donnant l’impression de leur faire une fleur. Toujours chercher le levier. »
Alberni entra dans le bureau de Klein et s’assit. Il évalua longuement Tom du regard. « Vous lui apprenez à ne pas faire ses besoins n’importe où ?
— Tom a beaucoup de potentiel. Je le vois bien.
— C’est le frère du propriétaire. Ce qui lui fait un max de potentiel.
— Allons, Chuck », dit Klein d’un ton désapprobateur. Mais comme Alberni s’en sortait très bien au niveau ventes, il pouvait se permettre ce genre de remarques.
Tom resta coi.
L’interphone était toujours branché. Dans la pièce voisine, le client prit la main de sa femme, qui paraissait nerveuse. « Si on repousse la terrasse de cèdre à l’année prochaine, dit-il, on devrait pouvoir allonger mille dollars de plus.
— Bingo, fit Alberni.
— Tu vois ? demanda Klein. Il ne reste rien sur la table. Absolument rien.
— Vous les espionnez ? demanda Tom. Quand ils se croient seuls ?
— Parfois, répondit Klein, c’est le seul moyen de savoir.
— Ce n’est pas contraire à l’éthique ? »
Alberni éclata de rire. Klein dit : « Contraire à l’éthique ? Et alors ? Nom d’un chien, t’es qui, tout à coup, Mère Teresa ? »
Il pointa à l’heure de sortie et prit la nationale jusqu’au centre commercial du port. À la quincaillerie, il choisit un pied-de-biche, un mètre ruban, un burin et un marteau. Il paya avec sa carte de crédit et fit le reste du trajet avec ces outils qui bringuebalaient dans le coffre.
L’extrémité nord-est de la maison, pensa Tom. Au sous-sol. C’est là qu’ils vivent.
Il passa au micro-ondes un dîner surgelé qu’il mangea sans y prêter la moindre attention : du poulet saisi, de la purée gélatineuse, un morceau de « dessert ».
Il rinça la barquette, qu’il jeta.
Rien pour eux, ce soir.
Il enfila un Levi’s passé et une chemise de coton déchirée avant de descendre au sous-sol avec ses nouveaux outils.
Il identifia un mur mitoyen qui traversait le sous-sol et s’assura, en mesurant sa distance depuis l’escalier, qu’il se trouvait juste en dessous d’un mur similaire entre la chambre et le salon. Il remonta mesurer la largeur de la chambre au nord-est de la maison : 4 mètres 50, à quelques centimètres près.
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