— Quelqu’un du mouvement pacifiste, devina Archer. Quelqu’un qui lui faisait avaler une histoire de bourses fédérales. »
Tom hocha la tête.
« Foutrement moche… Vous avez donc commencé à boire, et c’est ce qui vous a fait perdre votre boulot ?
— J’ai commencé à boire plus tard. J’ai perdu mon travail parce que la rumeur était vraie, en fin de compte. On avait demandé à l’entreprise de soumissionner pour le contrat des satellites… un peu d’action électoraliste pour le Nord-Ouest Pacifique. Il y avait beaucoup de secrets, beaucoup de paranoïa autour de l’espionnage industriel. Il y avait toutes ces questions que j’avais posées pour pouvoir rassurer Barbara. Ils se sont imaginé que j’étais une menace pour leur sécurité. »
Tom se leva et épousseta son jean.
« À première vue, lui lança Archer, je vous dirais aussi sain d’esprit que n’importe qui. Un peu abîmé, peut-être. À part ce dont on a discuté, vous entendez des voix ?
— Non.
— Vous êtes suicidaire ?
— À trois heures du matin quand je n’arrive pas à dormir, peut-être. À part ça, non.
— Eh bien, je ne suis pas psy. Mais vous ne me semblez pas cinglé du tout. Je pense qu’on devrait vérifier ce qui se passe dans cette maison que vous avez achetée.
— Bien », fit Tom.
Il serra la main d’Archer en lui souriant, mais une pensée dérangeante venait de se former au fond de son crâne : si je ne suis pas fou, je devrais peut-être avoir peur.
Le lendemain matin, un dimanche, Tom se souvint qu’il n’avait pas parlé à Archer des trous dans les fondations de sa maison.
Peut-être commettait-il une erreur en cachant cela, la seule preuve physique qu’il n’avait pas été victime d’une illusion.
Mais il l’avait cachée délibérément, il s’était gardé une partie des événements. Vouloir s’approprier une apparition (ou allez savoir ce qui se passait à cet endroit) semblait une drôle d’idée, mais Archer ne s’était-il pas lui-même montré possessif, à sa manière ? Avec toute cette discussion sur la magie, comme s’il se produisait là son miracle à lui.
Sauf que ce n’était pas Archer qu’on avait appelé par son nom dans un rêve. Ce n’était pas Archer qui, debout à la fenêtre, le regard plongé dans l’ombre des pins, avait entendu une voix au milieu de leur bruissement. Tom Winter, avait dit celle-ci, et après un sommeil plus réparateur, Tom sentait désormais qu’il y avait eu un autre message, moins évident sur le moment, mais rendu compréhensible par sa mémoire.
Aide-nous , avaient dit les voix.
Aide-nous, Tom Winter. Aide-nous, s’il te plaît.
Archer arriva dans l’après-midi avec un magnétoscope, un caméscope Sony et un trépied dans le coffre de sa voiture.
Tom l’aida à décharger et à installer tout cet attirail dans le salon, où il ressembla, une fois prêt, à un assortiment d’accessoires sortis d’un film de science-fiction. Tom le dit à Archer, qui haussa les épaules. « C’est à ça qu’on joue, non ?
— Je ne vois pas ça comme un jeu. Je vis ici.
— Tu vis ici, moi je joue.
— On n’est pas dans une aventure d’Huckleberry Finn, Doug. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, cette histoire ne m’amuse pas.
— Il s’est passé quelque chose dans la nuit, ou tu es juste de mauvaise humeur ?
— Non, il ne s’est rien passé. » La question le mettait mal à l’aise. « À quoi ça sert, tout ça ?
— À la surveillance. L’œil qui ne dort jamais. Regarde. »
Tom regarda dans l’oculaire. Braqué sur la cuisine, le caméscope en captait une assez grande partie, dont l’évier en inox immaculé et le comptoir carrelé. Une horloge numérique au coin de l’affichage indiquait la date, l’heure, les minutes et les secondes.
« La caméra est reliée au magnétoscope, expliqua Archer, et je viens de le programmer pour qu’il enregistre à partir de minuit. À la vitesse la plus lente, ça nous donne à peu près huit heures de bande. Tu ne touches à rien, tu dors sur tes deux oreilles et, demain matin, tu regardes ce qu’on a. »
Tom secoua la tête. « Ils ne le permettront pas. »
Archer le regarda d’une manière curieuse.
Tom s’écarta de l’oculaire. « Et en attendant, on fait quoi ?
— À mon avis, le plus logique serait de mettre la pagaille dans la cuisine. »
Archer n’avait pas apporté que des appareils électroniques. Il récupéra sur la banquette arrière de sa voiture deux packs de six bières, un sachet de chips ainsi qu’un pot de guacamole à la crème aigre préparé par sa copine.
« Tu manges comme un étudiant de première année, dit Tom.
— Il y a une autre manière de manger ? » Archer entama le premier pack et ouvrit une bière. « On peut se faire livrer une pizza pour le dîner. » Il tendit une bière à Tom, eut soudain l’air dubitatif. « Ah, euh, tu es aux Alcooliques anonymes ou quelque chose de ce genre ? Je ne veux pas te compliquer la vie.
— Je buvais en amateur, pas en professionnel », précisa Tom. Qui ne toucha pas pour autant à la bière.
L’après-midi s’écoula, monotone. La journée étant chaude et ensoleillée, Tom ouvrit la porte d’entrée et celle du jardin afin de laisser la brise traverser la maison. L’air sentait le pin chaud et goudronneux.
Archer fit basculer sa chaise en arrière et posa ses Reebok sur la table de la cuisine. « Tu es allé à l’école primaire de Sea View. Et ensuite au bahut sur Jackson, j’imagine, comme tout le monde. Deux écoles aussi merdiques l’une que l’autre. » Et les voilà partis dans de la nostalgie déformée, ce que Barbara avait appelé un jour « le passé hideux, revécu à loisir ». Les ennuis rencontrés par Archer durant le lycée s’avérèrent plus graves et plus personnels qu’un lancer de cailloux durant sa préadolescence. Il avait mené une guerre d’usure à la fois contre le proviseur du lycée et contre son propre père… deux partisans de la manière forte qui se trouvaient jouer ensemble au poker. Archer avait passé de nombreuses soirées à les écouter donner libre cours à leur haine des enfants au-dessus d’un sachet de bretzels et d’un paquet de cartes à jouer Bicycle bien mélangé. Son réparateur d’appareils ménagers de père détestait les gamins, expliqua Archer, à cause d’un grave défaut de personnalité ; quant au proviseur, M. Mayhew, il avait pour cela des raisons professionnelles et on le considérait comme un expert en la matière. Lorsqu’il fouettait son fils à coups de ceinture, Jackson Archer aimait expliquer que M. Mayhew gagnait sa vie de cette manière et pourrait sans doute le faire mieux que lui. En réalité, M. Mayhew se limitait à des coups de règle sur le dos de la main, punition douloureuse, mais ne provoquant pas le genre de blessures visibles qui attireraient dans l’établissement des mères hurlant au scandale… peut-être était-ce justement ce qui faisait de lui un expert. Selon Archer, ils passaient sur lui leurs pertes au poker, aussi apprit-il à éviter celui des deux ayant perdu de l’argent le dimanche soir.
« Ça ne t’a pas empêché de te mettre dans les ennuis, remarqua Tom.
— Ça ne m’a pas empêché de boire, de fumer et de conduire trop vite, non. Mais je n’ai jamais eu l’impression qu’ils voulaient vraiment m’en empêcher. Ça les amusait trop.
— Cette histoire a une fin ?
— À seize ans, je suis rentré dans un arbre avec la Pontiac du paternel. Bonne pour la casse. Je n’ai pas été blessé, mais je n’avais pas le permis. On m’a expédié dans une école soi-disant militaire dans le nord de l’État, avec le consentement enthousiaste du tribunal pour enfants. Bien entendu, c’était plutôt un camp de concentration pour psychotiques adolescents.
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