— Ce n’est absolument rien. Rien du tout. Juste intéressant, quelque part. » Archer repoussa son assiette et se leva. « Bon, bref… ne touche pas aux appareils, ils se mettront en marche tout seuls. Mais tu voudras peut-être repasser la bande demain matin.
— Compte là-dessus. Tu peux rester pour le café ?
— J’ai rendez-vous au cinéma pour la dernière séance. Mais tiens-moi au courant de ce que tu verras sur la bande. » Il eut un sourire espiègle. « Ou de ce que tu ne verras pas. »
Archer referma la porte derrière lui, et soudain la maison fut creuse et vide.
Ce soir-là, Tom découvrit avec inquiétude qu’il avait peur d’aller se coucher.
Il se doucha puis s’installa en peignoir devant le « Tonight Show ». Le bavardage était fastidieux, mais il continua à l’écouter afin d’entendre des voix humaines. C’est pour ça qu’on a tous ce genre d’appareils, se fit-il la réflexion. Parce qu’ils nous parlent quand il n’y a personne d’autre à la maison.
« Peur d’aller se coucher » pouvait toutefois être un peu exagéré : il ne ressentait aucune nervosité. Cela ressemblait davantage à une réticence à fermer les yeux au milieu de tous ces curieux événements. Il s’était convaincu que quelque chose se passait là, une espèce d’industrie souterraine, qui se produisait peut-être (à en croire l’histoire racontée par Archer) à cet endroit précis depuis cent ans, voire davantage. Quelque chose du genre insecte, quelque chose qui sortait du sol, aimait les trous et les endroits cachés. Tom commençait à le sentir avec une précision presque effrayante. Les yeux qui le regardaient dans ses rêves étaient ceux… non pas de machines , Archer se trompait, mais d’une chose à l’obstination presque mécanique. Les yeux d’un constructeur. Mais qui construisait quoi, au juste ?
Rien de dangereux. Tom le sentait : les insectes de ses rêves n’étaient ni hostiles ni dangereux. Ils étaient par contre radicalement, totalement étranges. Comme si, en plongeant la main dans une flaque laissée par la marée, Tom avait effleuré quelque chose qui vivait là : un polype bigarré doté de nombreux membres, si différent de lui-même qu’il pourrait s’agir d’un extraterrestre.
Et bien entendu, il y avait les appareils vidéo d’Archer, presque aussi extraterrestres, qui ronronnaient déjà. Ils n’avaient rien enregistré et n’enregistreraient sans doute rien. Ou peut-être – pensée dérangeante – Tom trouverait-il en se réveillant la caméra démontée, ses pièces utiles emportées, sa carapace ouverte et vidée sur la moquette.
Il se força à aller se coucher avant le générique final du « Tonight Show ». Il resta longtemps allongé dans le noir en s’imaginant entendre la caméra ronronner dans la pièce voisine… mais c’était sûrement impossible ? Il devait plus probablement s’agir du bruissement de ses propres nerfs. De la circulation du sang dans ses oreilles. Tom ne pouvait s’empêcher de retourner ces questions en esprit, ces questions de machine, d’ intelligence et de ce qui pourrait être un imperceptible appel à l’aide… mais ses pensées finirent par s’éparpiller dans des directions étranges, fausses, et Tom s’endormit.
Pour la deuxième nuit, Tom Winter ne rêva pas. Il fut tiré du sommeil par le radio-réveil, par les prophéties sur le temps et la circulation d’une station à modulation d’amplitude de Seattle. Malgré le soleil qui se déversait par l’interstice entre les rideaux, Tom avait l’impression qu’il venait tout juste de se coucher. Il n’avait aucun souvenir de la nuit… sinon le vague écho d’un bourdonnement omniprésent. Celui qu’aurait pu produire une dynamo souterraine.
Le bruit de ses pensées.
Ou peut-être de leurs pensées.
Mais il écarta cette idée.
La cuisine était à nouveau propre.
Le stratagème, désormais assez familier, ne l’impressionnait plus. Seuls les petits détails lui parurent fascinants. Le carton à pizza avait ainsi été nettoyé de la moindre bribe de matière organique, mais se trouvait toujours ouvert à un angle quelconque sur la table. Des décisions avaient été prises : ceci relève du déchet, pas cela. Et il ne s’agissait pas de simples décisions mécaniques. La nourriture à l’intérieur du réfrigérateur était restée intacte. Les emballages non ouverts étaient zone interdite. Il y avait une logique là-dedans. Répétitive, peut-être, mais complexe et bizarre. Un domestique aurait jeté la boîte vide. Un robot, non. Mais un robot ne se soucierait pas d’être surpris en plein travail, un robot n’attendrait pas le milieu de la nuit.
Le magnétoscope tournait toujours, n’ayant pas encore tout à fait atteint les huit heures d’enregistrement. Tom se pencha par-dessus l’objectif de la caméra pour l’arrêter.
Il s’aperçut alors que sa main tremblait. Il lui fallut bien quinze minutes pour relier le magnétoscope à son téléviseur… et une minute de plus pour rembobiner la cassette.
Il alluma l’écran, et quand celui-ci s’éclaircit, enfonça le bouton de lecture du magnétoscope. Une image se forma et se stabilisa… la cuisine, étrange et stérile dans cet angle de prise de vue statique. Les chiffres fantômes défilèrent dans le coin supérieur gauche de l’écran : 00:01, 00:02… À cette heure-là, Tom était encore debout : en augmentant le volume, il entendit l’émission de Carson en fond sonore. Quelque part derrière le tube cathodique, il regardait le « Tonight Show » en peignoir. Une espèce de boucle temporelle… mais ils connaissent déjà tout ça.
Une autre pensée fantôme, spontanée et bizarre. Il s’en débarrassa.
Il enfonça la touche d’avance rapide.
Une barre de bruit remonta l’écran, l’image tremblota. Les minutes défilèrent trop vite pour rester lisibles. Mais c’était toujours la même cuisine en désordre telle qu’il l’avait laissée au moment de se coucher.
01:00 passa en un éclair.
02:00.
03:00. Rien de changé. Puis…
03:45.
Il écrasa la touche Pause, trop tard, revint en arrière. 03:40:01.
03:39:10.
03:38:27.
À exactement 03:37:16, les lumières de la cuisine s’étaient éteintes.
« Bordel de merde ! » s’exclama Tom.
La caméra était conçue pour fonctionner dans une lumière d’intérieur normale, pas dans l’obscurité totale. L’écran resta d’un gris vierge impénétrable. C’était si évident que cela en devenait douloureux : ils avaient éteint ces putains de lumières.
Il rembobina pour regarder la séquence en temps réel. Il n’y avait pourtant rien à voir, rien que l’image statique… et, très léger, le bruit de l’interrupteur qu’on actionne.
Tic.
L’obscurité.
Et en fond sonore… noyé dans le sifflement de la bande, difficile à percevoir, à peine audible… quelque chose qui pourrait avoir été leur bruit.
Un murmure chitineux. Le bruissement de cils métalliques sur le linoléum froid. Le bruit d’une lame de rasoir passant sur une plume.
Il n’essaya même pas d’appeler Archer. Il était déjà en retard : il verrouilla la porte d’entrée et monta en voiture.
En quittant la maison, il eut l’impression de se libérer de l’influence d’un long rêve hypnotique. Celui-ci s’attardait aux limites de sa perception et influençait ses décisions. Pour rattraper son retard, il voulut prendre un raccourci par Belltower, s’aperçut que la rue prioritaire dont il se souvenait (par Newcastle après Brierley) avait été élargie et déviée vers la nationale. Il n’était pas encore passé par là et trouvait le trajet déroutant, comme s’il sortait d’un environnement familier pour se retrouver dans un autre à la nouveauté discordante. Il vit l’école primaire de Sea View sur son coteau vert, et le lycée cinq cents mètres plus au sud, immeubles similaires de briques saumon, si substantiels et si faciles à retrouver dans sa mémoire qu’il n’aurait pas été surpris de voir un Doug Archer âgé de neuf ans en sortir en courant pour se mettre à bombarder sa voiture. Mais le kiosque à journaux du quartier était devenu une salle de jeux d’arcade et le Woolworth un complexe cinématographique. Une fois encore, le monde s’était transformé pendant qu’il avait le dos tourné.
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