J’ai couru après lui. J’ai failli tomber, à cause de ces échasses immondes sur lesquelles je ne savais pas marcher. Lorsque j’ai voulu entrer avec lui, il m’en a empêchée. J’ai juste eu le temps de distinguer l’éclat d’instruments médicaux, d’un brancard antigrav et de récipients de sérum, avant que son énorme corps ne s’interpose entre la pièce et moi.
« Brutos, je t’aime… »
J’ai insisté, me serrant contre sa cuirasse rougeâtre, donnant des coups de poing dans son abdomen blindé, frottant mon pubis contre lui, avec le désespoir d’une chatte en chaleur et l’aveugle obstination de la petite fille que je n’étais plus. Et je pleurais.
Il a tendu son énorme main tridactyle et m’a soulevée, comme le premier jour. Avec un plus gros effort, m’a-t-il semblé.
Il m’a regardée longuement, les yeux brillants. Puis, d’un coup, il m’a projetée vers le lit, comme on balance un objet qui ne sert plus. Les chaussures à hauts talons, éjectées de mes pieds, ont résonné en tombant sur le sol.
J’ai cru qu’il était furieux et j’ai tremblé en pensant aux coups qu’il pouvait m’infliger. Je me souvenais de la tête de Dingo et des corps tordus des triplés. Et j’ai eu peur. Je me suis recroquevillée pour me protéger. J’étais nue comme un ver, ridicule, et mon masque prétentieux de femelle adulte s’était brisé.
Il s’est approché d’un pas et j’ai fermé les yeux, attendant la raclée. Mais sa voix a sonné étrangement triste, lorsqu’il a dit :
« Non, Liya… Pas toi. Pardonne-moi, si tu le peux… Je crois que les événements ne se sont pas déroulés comme je le pensais, avec toi. Je me suis laissé entraîner beaucoup trop loin. Adieu. »
Puis il a fermé la porte, et je suis restée là, à pleurer, mais de soulagement. Puis je me suis endormie. Il m’avait pardonnée. Tout allait redevenir comme avant, ou mieux, et peut-être, avec le temps, il…
Le lendemain, lorsque je me suis réveillée, la pièce mystérieuse était ouverte. Et vide. Il ne restait aucune trace du laboratoire médical ultra équipé que j’avais entrevu.
Brutos n’était nulle part dans la maison.
Je l’ai fait rechercher. La Sécurité Planétaire de New York s’est montrée très efficace. On l’avait vu prendre un cyber-taxi en direction de Manhattan, d’où décollent les lanceurs, en fin de matinée. Il marchait lentement, l’air fatigué. Il n’avait pas de bagages. Son nom était enregistré au point d’embarquement pour Colossa. Il avait quitté la Terre pour retourner dans son monde. Pour me fuir, sans doute…
J’ai su que je ne le reverrais jamais.
Ensuite, cela a été un cauchemar. À l’exception des programmes pédagogiques et de quelques bricoles, le Château, les animaux, presque tout était à son nom. Je n’ai quasiment rien pu garder… Tout a été saisi par le gouvernement : une fillette de dix ans n’a pas le droit de posséder des biens.
Moins de deux semaines plus tard, avec un millier de crédits et une boîte d’holo-vidéos éducatives pour tout bagage, un aérobus de la Sécurité Planétaire m’a déposée dans le Quartier 13 de Nouveau Cali. J’étais de retour dans l’appartement minuscule, avec ma grand-mère et son alcoolisme.
Mais je n’étais plus la même.
Nous avons dû déménager presque tout de suite. J’avais espéré que la bande et le reste du quartier oublieraient et me pardonneraient. Mais lorsqu’on a écrit le mot « lèche-bottes » avec des excréments sur notre porte, lorsque des ombres fugaces dans un recoin sombre m’ont jeté des pierres, à deux reprises, lorsqu’un groupe en jet-skate a fait tomber ma grand-mère ivre et qu’elle s’est cassé la hanche, j’ai su que j’étais marquée. Pour toujours.
Nous sommes passées du Quartier 13 au 5, dont les loyers étaient plus élevés et le voisinage plus tranquille. Aucune bande n’y sévissait. Je passais mes journées à regarder les holo-vidéos. J’apprenais, tentant de combler les lacunes de mon éducation… et-de ne plus penser à ce que j’avais laissé derrière moi. Ni, surtout, à Brutos. Plus le temps passait, plus mon aventure ressemblait à un rêve. Un joli songe, dont j’aurais voulu ne jamais me réveiller.
Ma grand-mère buvait l’équivalent de plusieurs centaines de crédits chaque nuit et rentrait en titubant au matin, redemandant de l’argent. Je ne refusais jamais. La laisser boire m’évitait d’entendre ses jérémiades et ses menaces lorsqu’elle était privée d’alcool. Peut-être avais-je le cynique espoir que si elle buvait suffisamment, la cirrhose me libérerait plus rapidement d’elle… Et je ne me trompais pas.
« Il n’y a plus rien à faire, à moins de lui payer une greffe du foie. Et vous n’avez pas l’air d’avoir les moyens », a déclaré le vieux médecin de l’Aide Sociale, lorsque je l’ai emmenée à l’hôpital.
Je l’avais trouvée évanouie, brûlante de fièvre, sa peau jaune et fripée comme du parchemin.
Le docteur s’est contenté de lui soulever les paupières puis a conclu, dur et cynique :
« Cirrhose explosive. Mieux vaut qu’elle ne reprenne pas conscience. Tu es sa petite fille, n’est-ce pas ? Alors tu vas devoir choisir pour elle : une semaine à souffrir et à consommer des drogues coûteuses, ou l’euthanasie immédiate. »
J’ai opté pour l’euthanasie. À quarante-deux ans, déjà grand-mère, elle avait bu et vécu suffisamment longtemps. Maintenant, c’était mon tour. Sans elle, ce serait plus facile. Même si j’ignorais ce que j’allais devenir. J’avais toujours su qu’une gamine née dans le Quartier 13 n’a pas beaucoup d’options… Mais c’était difficile après tout ce que j’avais perdu.
Je regrettais Brutos. Je sentais que j’avais tout gâché. Pour avoir voulu qu’il devienne mon amant, j’avais perdu l’être le plus proche que j’aie jamais connu, comme un père ou un ami. Je ne comprenais pas bien la motivation de ses actes, ou pourquoi il était ce qu’il était… mais cela n’avait plus d’importance. S’il voulait revenir, j’étais prête à tout… À le suivre à pied jusqu’au bout du monde, à refaire son lit après ses ébats avec ses répugnants artistes, et même à ne plus jamais lui poser de questions.
À l’hôpital, tandis que je remplissais les formulaires pour la crémation de ma grand-mère, j’ai découvert l’épidémie. Et j’ai commencé à faire des recoupements.
La maladie magenta, la terrible maladie vénérienne des Colossiens, faisait des ravages parmi les artistes plasticiens. Cinquante d’entre eux étaient morts, la peau couverte de plaques violacées, symptôme du mal. Le Département sanitaire de la Sécurité Planétaire ne s’expliquait pas l’apparition de ce foyer épidémico-contagieux et adoptait des mesures contre le fléau tout en recherchant désespérément le nouveau vecteur de la maladie. Parce qu’il paraissait peu probable que celle-ci se soit transmise à autant de monde par le mode habituel de contagion…
Avant même de connaître leurs noms et ou de voir les holo-images de leur agonie, je savais qui ils étaient. Aux derniers stades de la maladie, leurs visages ne montraient plus grand-chose de la satisfaction avec laquelle ils étaient redescendus de la chambre de Brutos. Mais ils arboraient le même dégoût, et un horrible désespoir.
Aucun d’entre eux n’a révélé comment il avait attrapé sa maladie. Ils se contentaient de peindre, de travailler, de créer comme des déments, sachant leur fin proche. C’est ainsi qu’ils utilisaient les crédits que Brutos leur avait donnés, en échange de leur vie et leur santé. Puis ils mouraient.
Un jour, un paquet est arrivé par messagerie hyper-spatiale, directement de Colossa. Si j’ai su de qui il venait avant même de l’ouvrir, le contenu m’a beaucoup surprise : il s’agissait d’une lettre, rédigée à la main sur du papier ordinaire, d’une écriture grossière et tremblante. Elle n’était pas très longue.
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