Tout revenait au sexe, toujours. L’éternelle monnaie d’échange entre humains et xénoïdes. Ce pourquoi tout touriste débarquait sur Terre. Mais n’était-il pas aussi mon compagnon de jeu ? Cette sorte de père adoptif tantôt taciturne tantôt communicatif ?
Le respect qu’il avait pour moi ne me semblait désormais que du simple mépris. Il ne me touchait pas parce que je ne l’attirais pas.
Alors pourquoi avait-il besoin de moi ? Cela demeurait l’éternelle question.
Cette nuit-là, je me suis enfuie. Je n’avais pas ma carte Platine, mais quelques cartes ordinaires. Avec assez de crédits pour… Pour quoi faire ? Je savais trop bien que je n’avais nulle part où aller. Même si ma grand-mère y vivait toujours et recevait l’argent que je lui envoyais pour qu’elle continue à détruire joyeusement son foie, je n’appartenais plus au Quartier 13. Et, pire encore, après ces mois de voyage autour de la planète et de vie extraordinaire au Château, je commençais à me demander si j’aurais ma place autre part.
S’il existait pour moi un endroit en ce monde, c’était avec Brutos. Si quelqu’un comptait pour moi et s’il y avait une personne pour laquelle je comptais, c’était lui. Voilà justement ce que j’étais le moins disposée à accepter.
J’ai loué une chambre dans un hôtel de troisième catégorie… En théorie, aucun mineur n’y est autorisé mais, dans la pratique, les crédits font des merveilles.
La première nuit, j’ai eu beaucoup de mal à dormir. J’étais inquiète, je n’arrêtais pas de me retourner dans mon lit. J’étais furieuse. Jalouse. À cause de Brutos, bien que cela m’exaspère de l’admettre. Pourquoi ces artistes, et pas moi ? N’étais-je pas assez femme pour lui ? D’autres auraient volontiers payé pour profiter de mes dix années de vierge impatiente de ne plus l’être. Ce Colossien stupide et son obsession du Beau… En plus, ses artistes n’étaient pas si charmants que ça. Leur capacité à créer le Beau ne les rendait ni spéciaux ni meilleurs. Ils étaient pourris de l’intérieur, et Brutos le savait aussi bien que moi. J’étais bien plus jolie qu’eux tous…
La nuit suivante, j’ai revêtu mes vêtements les plus provocants et je me suis rendue à la Lolita, un club-discothèque célèbre comme lieu de réunion d’adolescents des deux sexes… et de xénoïdes plus ou moins intéressés par la pédophilie.
J’ai bu énormément, mélangeant les alcools comme la première fois au restaurant du Galaxie de Nouveau Cali. C’est peut-être parce que j’étais trop déterminée à chercher l’ivresse que je n’ai pas totalement perdu conscience de mes actes.
J’ai dansé pendant des heures, avec des humains, des Gordiens, des Cétiens et des Centauriens. Je mettais dans chaque mouvement l’énergie, la rage et la confusion que je ressentais. Tous me regardaient et les propositions ne manquaient pas. Moins que je ne l’aurais espéré, je l’avoue. Visiblement, mon besoin évident de sexe, ici et maintenant, effrayait la majorité des candidats potentiels.
Je souriais courtoisement à chaque proposition, et rien de plus. Je l’attendais, lui. Rien que lui. Idiote que j’étais, j’avais totalement oublié que ceux de Colossa n’ont pas le sens de la musique. Il ne serait jamais venu dans un endroit pareil. Ou peut-être était-ce justement la raison pour laquelle j’espérais tant qu’il vienne me chercher ici… Même pour me ramener à la maison, comme une sale gosse fugueuse. Parce que cela aurait signifié que je comptais pour lui. Qu’il me prenait un peu au sérieux. Qu’il m’aimait un peu… Comme moi je l’aimais, bien qu’il me coûtât de l’avouer.
Il n’est pas venu. Alors, j’ai voulu oublier. Si je ne pouvais pas l’avoir, lui, ce serait un autre comme lui. C’était ma nuit, et ce stupide Colossien blindé n’allait pas la ruiner par son absence. J’ai continué de boire. J’ai fumé du cannabis, j’ai sniffé de la cocaïne. J’ai même accepté d’un Centaurien paraissant plus intéressé que les autres, une dose de télé-crack qui, par chance, s’est révélée frelatée.
Et peu avant l’aube, alors que je tombais de fatigue, je suis partie avec lui. Vers un hôtel de troisième catégorie, de ceux qui puent la nourriture à moitié pourrie et le sperme séché. De ceux que l’on trouve dans chaque ville et où les xénoïdes les plus pingres louent les chambres une seule nuit pour s’adonner au sexe avec les humains.
J’ai à peine senti que je devenais femme. Cela n’a été ni aussi merveilleux ni aussi douloureux que je l’avais entendu dire. Je n’ai ressenti ni plaisir ni souffrance. C’est arrivé. Point. Puis je me suis endormie, fière de mon triomphe, mais avec l’envie de pleurer.
Au matin, le Centaurien était parti. En emportant mes cartes et mes vêtements, comme il fallait s’y attendre. Je n’avais pas envie de le dénoncer… Après tout, il m’avait rendu service. Et puis, il était xénoïde, et moi une simple humaine…
J’avais mal à la tête, comme si un monstre tapi à l’intérieur de mon cerveau tentait de venir au monde à travers les os de mon crâne. Et je mourais de soif, mais je ne voyais d’eau nulle part dans la chambre. J’avais mal aux jambes, et mon ventre était douloureux. La semence bleue de l’humanoïde y avait séché, formant une croûte qui commençait à me piquer. J’ai pris une douche. Avec les taies d’oreiller dans lesquels j’ai percé quelques trous bien placés, je me suis fabriqué une tenue pas très élégante mais qui pouvait passer pour un vêtement mal cousu. Par chance, il m’avait laissé mes chaussures. Peut-être pensait-il qu’il aurait du mal à les vendre…
Lorsque je suis descendue, Brutos m’attendait, assis tranquillement dans le hall. Comme si rien ne c’était passé. Il m’a simplement demandé :
« Ça y est ? Comment c’était ? Tu es contente ? »
Je lui ai lancé un regard rageur, haineux. J’aurais voulu lui dire tant de choses ! Pourquoi m’avait-il laissé agir ainsi ? Pourquoi n’avait-il pas cassé la figure à ce minable Centaurien avant qu’il me déflore ? Pourquoi ne l’avait-il pas fait, lui ? Qu’étais-je pour lui ? Pourquoi me traînait-il partout comme un objet, lui qui n’avait besoin d’aucun guide sur cette planète, qui la connaissait mieux que la majorité d’entre nous, ses habitants ?
Mais je me suis tue. Et une idée m’est soudain venue à l’esprit. S’il n’aimait pas les vierges, peut-être que maintenant…
Cette nuit-là, je l’ai guetté. Après que l’artiste-mendiant du jour fut sorti, et avant que Brutos n’ait le temps de s’enfermer dans sa pièce mystérieuse, je suis montée en courant pour l’affronter.
Le grand lit rond et défait se tenait entre nous comme le sable de l’arène entre les gladiateurs. Je m’étais maquillée comme les travailleuses sociales de mon quartier : du cosmétique waterproof formant presque un masque sur mon visage, d’énormes faux-cils, des paillettes dans les cheveux.
J’étais nue, les tétons dressés. L’arôme du parfum que j’avais versé sur le duvet de mon pubis emplissait toute la chambre.
J’étais lasse d’attendre. Puisqu’il ne se décidait pas, j’allais faire le premier pas.
« Brutos… Je ne suis plus une petite fille », ai-je déclaré.
Et je me suis avancée. Mes chaussures à hauts talons s’enfonçaient dans le matelas moelleux du lit. J’étais prête à tout.
« Tu as été très bon avec moi, Brutos, ai-je poursuivi. Je veux payer. Je ne veux rien te devoir. »
Je le regardais dans les yeux, provocante… mais prête à me mettre à pleurer s’il me rejetait.
Brutos n’a rien dit. Il s’est dirigé vers sa pièce secrète et a ouvert la porte.
Читать дальше