Mais, bien que je sois l’exception qui confirme la règle, j’ai côtoyé suffisamment de scientifiques « typiques » pour avoir une idée précise de leurs conflits et préoccupations. Peut-être pourrez-vous mieux les comprendre si je vous résume le parcours moyen d’un scientifique humain ?
Mais peut-être possédez-vous déjà quatre-vingt-dix pour cent de cette information, et votre question est davantage à caractère politico-subjectif… Si c’est le cas, je suis désolé de vous décevoir. Je ne connais pas grand-chose à la politique. Cela ne m’a jamais intéressé. Ce n’est pas… scientifique.
Le gouvernement terrien – c’est-à-dire les grands actionnaires humains de l’Agence Touristique Planétaire, avec l’aval du Parlement Mondial – a eu la bonne idée de garantir gratuitement à quatre-vingt-dix-neuf pour cent des enfants de la planète une éducation primaire et secondaire. Et je dis bien quatre-vingt-dix-neuf, pas cent pour cent, parce qu’il y a toujours des exceptions. Ma bourgade de Baracuya del Jiqui, sans holo-réseau ni autre moyen de contact, doit toujours se trouver complètement en dehors du Système mondial d’éducation.
D’après les neurologues et les psychologues, cette « virginité » presque totale de mon intellect est l’un des facteurs essentiels qui ont fait de moi le phénomène que je suis actuellement.
Ensuite, lorsque l’adolescent termine son secondaire, il a deux possibilités : soit il réussit les examens d’aptitude et de QI et entre en cycle universitaire, soit il échoue et se retrouve en cours technique préparatoire. Ou bien il commence à travailler, la seule solution qui reste à la majorité de ceux qui ont raté leurs examens.
Pour les quelques chanceux qui ont réussi à intégrer le cycle universitaire, l’État continue de financer la scolarité… du moins, à ce moment-là. Car il va contracter une dette et celle-ci devra être remboursée jusqu’au dernier centime, intérêts compris, dans le futur.
On peut accéder à l’université de deux façons : soit gratuitement, si on se montre suffisamment brillant en passant une deuxième – et encore plus exhaustive – série d’examens, soit en payant pour s’en défiler, si la famille, ou l’étudiant lui-même, sont disposés à prendre en charge le coût de chaque cours, de chaque livre, etc. Les rares privilégiés capables de le faire sont des cas à part. Payer offre également la possibilité de choisir la filière que l’on souhaite poursuivre.
La majorité des futurs scientifiques terriens provient des rangs de ceux qui sont admis gratuitement à l’université après avoir accepté de rembourser le coût de leurs études. Et lorsque je dis la majorité, je veux dire seulement un pour cent des inscrits en cycle universitaire.
Dans la pratique, seuls les rares étudiants ayant le potentiel pour devenir des génies absolus peuvent réellement choisir le domaine scientifique auquel ils souhaitent se consacrer. Le destin académique du reste dépend d’une sorte de roulette russe influencée par leurs qualifications… mais, surtout, par les plans à moyen terme de l’Agence Touristique Planétaire, ou du gouvernement, ce qui revient au même.
Peu importe si un jeune rêve depuis l’enfance de devenir astrophysicien. Si les « besoins de la Terre » exigent qu’il y ait un nombre « x » de sociologues dans les sept ans à venir… il devra étudier la sociologie ou renoncer à l’université.
Par voie de conséquence, deux jeunes sur trois entrent par dépit dans des filières qui ne les intéressent pas. S’ils veulent poursuivre des études supérieures, c’est toujours mieux que rien, n’est-ce pas ?
Heureusement, il reste toujours la possibilité de changer. Le mécanisme a été conçu pour ceux qui découvrent à mi-parcours qu’ils n’ont aucune vocation pour les études qu’ils poursuivent. Trente pour cent des étudiants de la Terre sont diplômés dans des domaines différents de ceux initialement choisis. Et, d’après les statistiques, sur les soixante-dix pour cent restants, presque la moitié aurait aimé changer… Mais ils n’ont pas eu des résultats assez brillants pour pouvoir demander un transfert. En effet, seuls les étudiants obtenant une moyenne de 9,5 ou plus, dans le système d’évaluation décimal, sont autorisés à faire une telle demande, et seulement à la fin de la deuxième année. Et, malgré tout, les doyens de chaque faculté peuvent rejeter la demande s’ils considèrent que l’étudiant sera plus utile dans la spécialité où il se trouve actuellement.
L’état lamentable de l’équipement technique des universités terriennes est connu dans toute la galaxie. Nous sommes une planète de troisième ordre… Notre Faculté de Physique des hautes énergies ne dispose même pas du plus petit accélérateur de particules, et les futurs astronomes ne peuvent voir les étoiles qu’au travers de vieux télescopes réflecteurs équipés de miroirs de deux à trois mètres, au mieux. Inutile de rêver de réflecteurs modulaires de champ en orbite. Et encore moins d’excursions pédagogiques en dehors de la planète.
Notre prochaine génération de biologistes ne connaît certaines techniques aussi élémentaires que l’auto-clonage ou le reconditionnement corporel que par le biais de simulations grossières ou d’holo-vidéos rebattues. Ils n’ont pas d’autre moyen d’accéder à la faune des différents mondes, les spécimens vivants étant d’un coût prohibitif. Nos géophysiciens ont très peu de chances d’envoyer des sondes à l’intérieur de notre planète et la connaissent moins bien que n’importe quel touriste intéressé par notre monde.
Seuls les futurs médecins ont le luxe de travailler dès le début avec de vrais patients, des patients humains pris en charge par l’Aide sociale et qui reçoivent des soins médicaux gratuits. On teste aussi sur eux les nouveaux médicaments. Personne ne se plaint : une vie humaine vaut bien peu face au besoin de médecins et de médicaments… C’est peut-être pour cela que la médecine et les spécialistes terriens ont si bonne réputation dans la galaxie : ils ne manquent pas d’expérience.
Les sociologues n’ont pas non plus la possibilité de réaliser des enquêtes réelles pour apprendre à utiliser les programmes de statistiques complexes qui sont la base de leur science. Comme tout le monde, ils travaillent avec des simulateurs.
Ce manque de moyens se fait moins criant dans les établissements d’études privées directement rattachés à la réserve scientifique terrienne, où étudient ceux qui peuvent payer ou ceux qui sont particulièrement talentueux… Mais pratiquement aucune université ne dispose de moyens suffisants pour se permettre d’acquérir autre chose que des simulations. Qui, très logiquement, ont un retard de quatre à cinq ans sur les modèles commercialisés dans toute la galaxie.
Ainsi, il n’y a aucun contact possible, pour le futur scientifique, avec la réalité. De fait, la doctrine terrienne de l’enseignement supérieur pourrait s’énoncer un peu comme : « acquiers ici les rudiments théoriques, tu feras ensuite le véritable apprentissage sur le tas… et bonne chance ! »
C’est avec son diplôme que commence la véritable odyssée du tout nouveau scientifique. L’astucieuse bureaucratie de la Terre lui présente alors la facture de ses études « gratuites ». Pour solder sa dette, il devra travailler durant un minimum de cinq ans à un poste que lui assignera le gouvernement. Et pour un salaire presque risible.
Il ne peut pas se dégager de cette obligation – on lui retirerait son titre universitaire –, sauf en cas de raisons majeures, et après de complexes tractations qui peuvent durer des années.
Par chance ou par malheur, l’état chaotique de l’économie terrienne ne peut offrir des débouchés qu’à soixante-cinq pour cent de ces diplômés. Chaque année, de plus en plus de jeunes entrent dans les universités, et de moins en moins de nouveaux diplômés parviennent à travailler dans leur domaine.
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