On trouve des biologistes devenus laborantins dans des hôpitaux de province, des physiciens ou des chimistes faisant office d’inspecteurs sanitaires dans des usines de fabrication d’aliments synthétiques, ou des sociologues transformés en reporters sur des holo-réseaux de troisième zone.
Et ce n’est pas le pire.
De nombreux tour-opérateurs, guides ou chauffeurs d’aérobus ont, accrochée dans la salle à manger de leur maison, la belle, et inutile, holographie d’un diplôme universitaire. D’autres, encore plus pragmatiques ou cyniques, oublient pour toujours leur titre et montent de petites entreprises pour survivre. On les appelle la « réserve scientifique de deuxième catégorie », susceptible d’être sollicitée un jour… du prochain millénaire.
Entre temps, il faut bien vivre. Et l’Agence Touristique Planétaire semble toujours intéressée par des jeunes gens intelligents, surtout s’ils présentent bien.
Pour un scientifique, travailler dans le tourisme n’est pas si négatif qu’on pourrait le penser à première vue. Au moins, on les paie bien, et ils sont ; en contact avec la vraie source de richesse de la Terre : le tourisme xénoïde. Parfois, ils sont même mieux informés sur les avancées de la science, qu’ils n’exercent plus, que leurs collègues employés par le gouvernement.
C’est pathétique, mais presque un tiers du personnel de l’Agence Touristique Planétaire est constitué de chercheurs frustrés.
« Pourquoi Tau Ceti, et non Alpha du Centaure ou Colossa ? »
Quoi qu’il en soit, je suis un scientifique. Et, à une époque, j’ai cru au futur de la Terre. Mais quel développement peut avoir une planète qui jette chaque jour son intelligence à la poubelle ? De quel idéalisme absurde a-t-on besoin pour continuer la recherche si on gagne bien davantage dans le tourisme ? Quel sens cela a-t-il, pour un jeune diplômé, de travailler dans un endroit qui ne l’intéresse pas, comme un esclave, durant cinq ans ? Entouré de vieux qui voient ses initiatives comme une menace et l’écartent constamment sous prétexte de son « inexpérience » ? Pour un salaire de misère, après sept années d’efforts intellectuels, à l’université, en rêvant d’être utile à sa planète ?
Le pire – et cela me peine de le dire lors de cet entretien, dans ces circonstances particulières, mais c’est une évidence… –, c’est que vous autres, les xénoïdes, vous êtes parfaitement au courant de la situation et que vous en profitez. Vous n’avez pas inventé la fuite des cerveaux, mais vous l’avez perfectionné et institutionnalisé.
Pour un scientifique humain qui, en dépit de tout, ne veut pas laisser tomber son domaine, il est plus intéressant, particulièrement au plan économique, de se faire embaucher dans n’importe quelle filiale d’une entreprise xénoïde plutôt que dans la majeure partie des centres de recherche terriens. Il sentira que son intelligence y est mieux utilisée, et il y trouvera davantage de perspectives. On ne lui permettra d’accéder qu’à des informations partielles, mais c’est toujours ça… Cette petite fraction de connaissances vaut son pesant d’or pour lui.
Il est de temps à autre autorisé à voyager en dehors de la planète de temps en temps, même s’il ne peut raconter à personne ce qu’il a vu. Et, rêve inaccessible pour beaucoup, il aura l’opportunité, s’il montre l’exceptionnel potentiel de ses neurones et travaille dur, de signer un contrat pour quitter définitivement la Terre.
Aimez-vous la musique classique ? Non ? Dommage… De toute façon, vous ne connaissez probablement pas les chansons de Joan Manuel Serrât. Un humain, catalan, du XXe siècle… C’est bien ce qu’il me semblait.
Ses enregistrements, presque oubliés aujourd’hui, sont le clou de ma collection. L’une des petites choses que je regretterai de laisser derrière moi, si vous donnez suite à ma requête…
Une de ses chansons, « Pueblo blanco », dit… Non, n’ayez pas peur, je ne vais pas vous la chanter. Mon sens du rythme et de la mélodie est proche de zéro. Je vais vous en réciter un passage.
Escapad gente tierna.
Que esta tierra está enferma,
Y no espereís mañana
Lo que no te dió ayer,
Que no hay nada que hacer.
Toma tu mula, tu hembra y tu arreo,
Sigue el camino del pueblo hebreo… (6) Fuis, jeune homme. / Cette terre est malade / Et ne donnera pas les lendemains / Qu’elle ne t’a pas donnés hier./Il n’y a rien à faire. / Prends ta mule , ta femme et tes biens / Et suis le chemin du village hébreu …
C’est-à-dire, l’Exode. Vous connaissez la Bible ? Un petit peu ? Oui, les Juifs. La Terre Promise, tout ça…
Lorsqu’il disait malade , le chanteur parlait de la terre, avec une minuscule. Mais aujourd’hui, avec une majuscule, ses couplets s’avèrent prophétiques. Cette Terre est malade…
L’époque où nous croyions que le futur nous appartenait est loin derrière nous. Aujourd’hui, nous ne sommes plus maîtres de notre présent et la gloire du passé ne suffit pas pour vivre.
Artistes, sportifs, scientifiques… Tous les humains possédant des capacités physiques ou intellectuelles espèrent qu’elles leur serviront à quitter la Terre et à réussir ailleurs, quelque part dans la galaxie. Jusqu’à ce qu’ils doivent ravaler leur orgueil et boire l’amer calice de l’exil et de l’humiliation par les autres espèces.
Les femmes rêvent d’être assez belles et effrontées pour devenir travailleuses sociales, dans l’espoir de rencontrer un xénoïde qui les emmènera loin de leur monde pour toujours. Certains hommes en rêvent aussi.
Et les plus désespérés, ceux qui ne sont ni jeunes ni beaux, et n’ont aucun don particulier, ceux qui ne voient aucune autre échappatoire, préfèrent s’en remettre à la roulette russe de l’espace. Et affronter l’infinité du cosmos avec leurs vaisseaux de bric et de broc, se condamnant peut-être à flotter pour l’éternité en rêvant d’atteindre, un jour, un endroit meilleur que leur planète.
Elias sueñan con él
Y él con irse muy lejos… (7) Elles rêvent avec lui / Et lui de partir très loin.
C’est encore la même chanson. Mais, dans les deux strophes, il ne s’agit pas du même lui. Le premier lui, c’est vous. Le second lui, c’est nous.
Quel est le futur d’une planète que les habitants rêvent tous de quitter ?
L’Exode. Fuir. C’est aujourd’hui l’obsession de tout humain. Fuir, si possible pour toujours, de la Terre épuisée, soumise, vaincue, stérile, malade. Et vous, les vainqueurs xénoïdes, les maîtres de la galaxie, êtes les virus de cette maladie.
Et vous me demandez comment j’ai été contaminé ?
« Qu’est-ce qui vous fait croire que nous vous trouverons apte à mériter la citoyenneté adoptive ? »
Lorsqu’un homme veut rompre avec son passé pour commencer une nouvelle vie, il doit choisir avec soin le où, le comment et le quand. Et parfois de petits détails prennent une grande importance.
Je vous ai choisis pour des questions d’affinité biologique. Ni les Colossiens ni les Gordiens ne sont humanoïdes. Parmi eux, ma vie serait beaucoup plus dure qu’au milieu des Cétiens ou des Centauriens. Mais vous, vous êtes beaux…
Oh, je ne me fais aucune illusion quant à mon succès auprès de vos jolies représentantes du sexe féminin. Je vous ai déjà dit que, même chez moi, je ne suis pas considéré comme un bel homme. Et bien qu’il soit exceptionnel, mon cerveau n’est apprécié d’aucune femelle, quelle que soit son espèce… Du moins au premier abord.
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