Lorsqu’un xénoïde plus attentif que les autres les surprend à chaparder et appelle à l’aide, c’est là que tu interviens. Tu joues ta petite comédie du « Arrêtez ce délinquant ! ». Tu le poursuis, tu l’attrapes, tu rends sa bourse à l’extraterrestre, comme le dit le manuel, et tu reçois – ou pas – une récompense… Mais ensuite tu oublies les instructions et tu demandes au gamin qui est son maître.
Le maître d’un gosse est toujours disposé à payer. Ahimasa t’aurait remis une coquette somme pour que tu ne tatoues pas son gamin. Une affaire rondement menée, et tout le monde était content… Même le petit qui, bien qu’il reçoive quelques coups, plus pour sa maladresse que pour le chapardage en soi, reste au moins en vie, avec un travail.
Si cela choque ton sens moral que le gosse ne soit pas châtié pour son larcin, je t’assure que la raclée que lui aurait donnée Ahimasa aurait ôté l’envie au petit de voler pour un bon moment. Les Yakuzas ont la main lourde et ne rechignent pas à utiliser le neuro-fouet. Si ce môme devait se remettre à chaparder, il serait plus prudent et ferait en sorte que sa victime ne s’en rende pas compte.
En échange, qu’est-ce qui leur reste, à présent ? Un gamin fiché qui ne vaut plus rien et qui en sait trop. Ahimasa va devoir s’en débarrasser rapidement.
Par ta faute, pour avoir suivi au pied de la lettre les procédures du manuel sans respecter les règles du jeu, nous avons maintenant un marchand, peut-être pas totalement dans la légalité mais honnête à sa manière, obligé d’engager un exécuteur pour qu’il le débarrasse d’un pauvre gosse. Auquel, qui sait, il s’est peut-être attaché. Et un mineur, en fuite et mort de peur, qui a peu de chances d’en réchapper vivant. Une perte de temps, de crédits et de matériel humain, en plus d’autres désagréments…
Les choses ne se passent pas comme ça, Markus.
As-tu vu combien de gens me saluent lorsque nous sommes en patrouille ? Certains d’entre eux étaient des gamins comme ce môme, il y a bien longtemps… Et je suis sûr que, chaque soir avant de dormir, ils remercient Dieu et la Vierge que ce soit moi qui les ai attrapés, la première fois. Je me sens fier d’appartenir à la Sécurité Planétaire lorsque j’en reconnais un… Ils sont vivants et sont devenus des hommes grâce à moi.
C’est ça, être généreux et servir l’intérêt général, Markus.
Tu comprends la différence ?
Tu vois déjà que tout ça est plus complexe qu’il n’y paraît. Ce qu’on t’a dit à l’Académie, que les rues de la planète sont le théâtre d’une guerre à mort entre nos forces et la délinquance… Oublie-le dès maintenant. Nous ne sommes pas dans deux camps différents. Nous sommes pareils. Des poissons qui nagent dans la même eau. La seule chose qui nous distingue, c’est cet uniforme.
Tu es un gamin cultivé, Markus. J’imagine que tu as entendu parler de Jean-Jacques Rousseau et de son contrat social. Eh bien, sur la Terre, fonctionne un autre contrat social et nous en sommes les gardiens. Comme nul ne peut vivre en respectant toutes les lois, nous fermons les yeux sur les petites violations indispensables à la survie… Si bien que les contrevenants ne questionnent pas trop le système en lui-même.
Tout citoyen honnête en apparence enfreint la loi d’une manière ou d’une autre. Sois sincère. Toi-même, as-tu toujours payé tes impôts à temps et comme il faut ? N’as-tu jamais triché sur les compteurs d’énergie ? Ah ! Tu vois ?
Nous nous assurons que la petite marge d’illégalité dans laquelle nous vivons tous reste sous contrôle, à un niveau acceptable pour tout le monde. Je ne parle pas de meurtres en série ou de terrorisme xénophobe. Mais le reste ? Le jeu illégal, les drogues douces, les services non officiels, les petits délits, les vols mineurs… Ce ne sont pas les ennemis. Les vrais adversaires, ce sont les autres. Les xénoïdes. Tu comprends ?
Comment insultais-tu les agents, lorsque tu étais môme ? Que leur criais-tu ? « Lèche-bottes », pas vrai ? Des serviteurs des extraterrestres, c’est ce que tu pensais que nous étions. Ne le nie pas…
D’une certaine manière, notre salaire est payé par ces types venus d’autres Soleils pour que nous maintenions l’ordre sur leur paradis touristique et fiscal. Et ça ne leur fait ni chaud ni froid si nous nous entretuons… Tant que l’on ne s’en prend pas à leurs majestés inhumaines.
Cette planète peut voler en éclats ; si aucun xénoïde n’est blessé, ça ne fera même pas l’objet d’un fait divers dans les holo-journaux de la galaxie. Mais il suffit qu’un touriste stupide se coupe un tentacule ici pour que la ville soit mise à feu et à sang.
C’est comme l’histoire du gamin qui tripotait la chaîne du macaque de cet homme jouant de l’accordéon. Le singe ne réagissait pas. Il a suffi que le gosse s’approche, touche l’animal, et… MIAM ! Il s’est mis à crier parce qu’il s’était fait mordre. Et qu’a répondu son maître ? « Tu l’as cherché. Joue avec la chaîne, mais ne touche pas le singe. » Sur cette planète, le singe est tout ce qui vient d’ailleurs.
Toutefois, tu dois savoir que, pour nous, la devise secrète de l’Agence Touristique Planétaire est aussi valable : Il faut leur soutirer leurs crédits, à tout prix, par tous les moyens. Ce qui, traduit à notre échelle, signifie quelque chose comme : C’est toujours la faute du touriste et il doit payer. Et je te parle de payer en crédits, n’oublie pas.
Ce n’est pas si difficile.
Les xénoïdes qui viennent nous visiter montrent, fort heureusement, un respect considérable envers la Loi et ses représentants. Peut-être que, sur leurs mondes, les choses fonctionnent d’une autre manière et que ceux qui occupent notre fonction suivent le manuel au pied de la lettre. Quoique je n’imagine pas comment c’est possible…
Le fait est que, si tu es suffisamment intelligent, autoritaire et aimable, vu leur conception de la force publique, ils te croiront toujours. Voilà comment il faut agir : se débrouiller pour qu’ils se croient responsables de l’accident d’aérobus dans lequel un humain a percuté leur véhicule par l’arrière, toutes lumières éteintes. Ou qu’ils se sentent coupables de s’être fait voler parce qu’ils portaient leur liasse de cartes de crédits dans une bourse sur le ventre, où le couteau de n’importe quel petit voleur peut le soustraire en un jeu d’enfant.
Il faut les entourer de tous les dispositifs juridiques existants ou à venir pour qu’ils paient.
Je te sous-estime probablement. Tu dois déjà savoir tout ça. Si tu as décidé de nous rejoindre, je parie que ce n’est pas par esprit civique, ni pour l’attrait de l’arme et de l’uniforme, du pouvoir et de l’autorité qu’ils représentent face aux amis du quartier, aux travailleuses sociales et aux filles en général.
Bien que ce soit un autre de nos avantages. Gamin, si je te racontais la moitié de mes expériences sexuelles, tu aurais de quoi te masturber pendant une année entière. Je ne me suis jamais marié. Pourquoi ? J’ai tout ce que je désire, et même davantage.
De belles adolescentes inexpérimentées, lâchées dans la rue par nécessité, qui s’installent sans le savoir dans des zones prohibées de l’astroport et qui sont prêtes à tout pourvu qu’on n’ouvre pas une procédure pour prostitution illégale perpétrée par des mineures. Écoute-moi bien, Markus, quand je dis « prêtes à tout », je ne plaisante pas… J’ai défloré plus de vierges qu’un millionnaire cétien.
Et des travailleuses légales, celles qui ont la sécurité sociale, les vraies artistes du sexe, qui savent si bien te remercier lorsque tu interviens à temps pour les libérer d’un client aux goûts plus sadiques que la normale.
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