Lorsque les humains, qui contrôlent la planète , et leurs visiteurs, qui dirigent la galaxie, abandonnent le site de la chasse, les loups et les charognards font un grand festin des cadavres informes et écorchés des rois déchus de la taïga.
Les chamanes des tribus locales fouillent aussi patiemment la neige retournée, ramassant chaque petit fragment de peau, chaque poil, chaque dent, chaque relief de leurs dieux déchus pour en faire leurs amulettes protectrices millénaires. Ils balbutient dans leurs antiques langues, qu’ils continuent de parler malgré l’unification de la planète, caressant les restes des félins morts. Nul ne sait ce qu’ils disent…
Mais il y a des larmes dans leurs yeux et de la fureur dans les gestes de leurs mains ridées lorsqu’ils plantent leurs couteaux dans la neige et regardent le ciel , comme s’ils attendaient quelque chose…
Des gouttes ? Cours, petit !
Maudite soit cette averse !
Quelle folie ! Cette pluie est salée comme de l’eau de mer… Et ces uniformes en kevlar pèsent une tonne lorsqu’ils sont mouillés.
Vite, entre !
Ah, je m’essouffle… Je ne peux plus courir comme autrefois. Mais si nous arrivons à nous mettre à l’abri, c’est un moindre mal. Pourtant, la nuit était si belle… On voyait presque les étoiles. Avec ces fichues expériences de propulsion suborbitale auyari, l’atmosphère de cette planète est devenue folle. Il pleut, il grêle. Et toujours de l’eau salée. Il ne manquerait plus qu’il neige en été.
Eh bien, c’est le déluge. Si on était des cornichons, on serait déjà marinés. Mets-toi à l’aise. Enfin…
Que dis-tu ? De l’intérieur, nous n’allons pas pouvoir surveiller les alentours ?
Petit, fais fonctionner tes neurones, ne me déçois pas. Qui va rôder dans le coin par ce temps de chien ?
En outre, notre mission est de prendre soin de cet endroit, pas des environs. Si une secte de cannibales assez folle pour sortir patauger sous cette averse décidait de partir à la recherche de son pique-nique, mieux vaut qu’ils soient dehors, et nous dedans. Notre responsabilité s’arrête aux murs de cet endroit.
C’est un sale boulot, oui, je sais. À peine pire que celui des patrouilles se baladant là-haut, à la poursuite de ces idiots qui veulent quitter la planète dans leurs vaisseaux bricolés. S’ennuyer comme des rats morts, c’est la seule chose qu’ils font, en orbite.
Quoique, de temps en temps, ils empêchent quelques suicidaires d’aller se congeler dans l’espace. Mais cette surveillance a autant de sens que de chercher de l’eau dans le désert…
Ici, à la banque-dépôt du reconditionnement corporel, il ne se passe jamais rien. Il n’y a rien à voler, et rien n’est aussi tranquille que des corps en anabiose, humains ou non. À part, peut-être, un vrai cadavre.
En réalité, cette garde nocturne tient de l’anachronisme stupide. Un souvenir de l’époque où on ne connaissait pas encore très bien les métabolismes xénoïdes et où nos petits chefs craignaient qu’un touriste angoissé sorte de son caisson et se mette à jouer les zombies pendant que son esprit se trouve ailleurs.
Regardons le bon côté des choses : ici, une garde dure deux heures de moins que la garde standard. Juste pour que nous ne mourions pas d’ennui. Et cette pluie… On ne peut même pas voir passer les gens.
L’oisiveté me rend toujours nerveux…
Jouer aux cartes ? Imbécile, tu sais aussi bien que moi que le règlement interdit les jeux de hasard pendant le service. Peut-être une autre fois. J’adore la belote et le poker, sans parler de…
Mais, d’un coup, je me rends compte que tout est parfait. Oui, Markus. C’est ton nom, n’est-ce pas ? Je crois que cette pluie salée nous arrive comme de l’eau bénite. Grâce à elle, nous allons disposer d’un peu de temps. Ça fait un moment que je voulais discuter avec toi…
Ne t’inquiète pas. Il ne s’agit que d’une petite conversation entre collègues, pas d’un nouvel examen. Ton instruction basique est terminée. Je veux juste parler, d’un homme de la Sécurité Planétaire à un autre. De collègue à collègue. Oublie que je suis sergent.
En réalité, nous sommes presque pareils. Toi, un simple agent, et moi, un sergent en disgrâce…
Non, ça n’a rien de secret. Cela ne me gêne pas. Je peux te raconter. Un simple incident sans importance, avec une travailleuse sociale très susceptible, à l’astroport, il y a deux semaines. Une dénommée Buca… Son visage était tartiné de ce maquillage waterproof qu’elles utilisent, de nos jours, comme un masque. Je suppose que ça les aide à se ressembler toutes. Et les xénoïdes adorent ça.
Je te jure que j’ai essayé d’être aimable avec cette petite pute. Elle en avait besoin : elle paraissait terrifiée après les tirs qu’avait balancés un de ces dingues de l’Union Xénophobe. Nous l’avons immédiatement neutralisé, bien sûr. Mais l’un de mes agents s’est montré grossier avec la fille. J’ai voulu y remédier… et je me retrouve ici. Je ne lui ai pas paru sympathique et elle s’est plainte auprès de ma hiérarchie.
Des histoires comme ça arrivent tous les jours. La procédure normale est d’archiver la plainte, et point final. Mais comme cette Buca avait été choisie par un Gordien pour être incubée, cela m’a été fatal. Les plaintes des gros bonnets xénoïdes jettent toujours le trouble dans nos rangs… Et ce n’est jamais bien pour nous autres, les gens de la base. Il vaut mieux que tu saches ça dès maintenant. Le résultat ? Le sergent Romualdo a été sanctionné par un mois de rondes dans les rues, une nuit de garde sur trois, avec réduction de sa solde.
J’espère qu’un truc comme ça ne t’arrivera jamais.
Quoique, si mon instinct ne me trahit pas, tu iras loin. Tu ne me crois pas ? Fais attention : le sergent Romualdo Concepción Perez se trompe rarement. Je vois qu’une carrière prometteuse dans la Sécurité Planétaire t’attend. Aussi clairement que je te vois devant moi. Je me risquerais même à parier que, si tu fais des efforts, dans un an ou deux tu seras au moins devenu sous-officier.
Moi ? Je suis sergent depuis douze ans. Mais ne crois pas que je t’envie. Dans la vie, chacun va jusqu’où il peut. Je ne me plains pas, sergent, cela me convient. En fin de compte, même si je me suis cultivé un peu, je ne suis qu’un pauvre ignorant qui sait à peine lire.
Mais toi, avec ta formation… Un QI de 148… Ça se voit que tu es instruit. Je peux te poser une question ? Par pure curiosité. Pourquoi n’es-tu pas devenu ingénieur en physique si tu étais en deuxième année ? Tu n’en avais plus que deux à faire…
Ah, des problèmes financiers. Laisse-moi deviner : tes parents te payaient tes études et leurs affaires ont périclité… Non ? Un accident d’aérobus ? Désolé, gamin. J’imagine que tu n’aimes pas en parler…
Beaucoup de gars entrent à la Sécurité Planétaire pour ce genre de raisons. Le boulot a beau être impopulaire, c’est l’un des rares emplois où on cherche toujours du monde. Et en comparaison avec les salaires de misère de cette planète, nos trois cent cinquante crédits mensuels ne sont pas si mal, pas vrai ? Surtout si l’on considère qu’il ne faut ni études ni expérience. Tout ce que tu as besoin de savoir, on te renseigne à l’Académie, hein ?
Quoi ? Comment je sais tout ça sur tes études ? Gamin, j’ai lu ton dossier. Oui, en théorie, il est secret et seuls les officiels connaissent les codes d’accès, et tout le reste… Mais mon statut de vétéran dans ce Commandement me confère certains privilèges, y compris sur les ordinateurs.
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