C’est illégal ? Non, je n’irais pas jusque-là. C’est juste… inhabituel. Si nous devons être collègues, il est logique que je sois un peu curieux de ton passé, non ? En plus, je ne vois pas en quoi ça te dérange. Ton histoire est irréprochable.
Dès le début, j’ai remarqué que tu étais un bon élément. Je t’ai observé et j’ai apprécié ce que j’ai vu : un gamin enthousiaste, vif, comme il sied à ton âge. Tu as vingt-quatre ans, non ? Mais tu sais réfléchir avant d’agir. Dans ce boulot, c’est essentiel.
En plus, je m’entends bien avec toi, même si tu es taciturne. Ou peut-être, justement, parce que tu l’es. Il faut écouter avant de parler. Je déteste ces petits cadets pédants tout juste sortis de l’Académie qui croient qu’ils savent tout après quelques heures sur simulateur. La meilleure école, la seule qui vaille la peine, c’est la rue. C’est là, dans la lutte quotidienne, qu’on apprend réellement. Et durant toute la vie. Sache que, même si on est gradé, on ne connaît jamais toutes les règles de la rue.
Les règles du Grand Jeu.
Oui, Markus… La vie est un Grand Jeu, et un agent doit connaître les règles sur le bout des doigts… Surtout s’il aspire, comme j’imagine que c’est ton cas, à faire carrière. À être un gagnant, et non un perdant.
Tu ne vois pas de quoi je parle ? Je vais te raconter une petite histoire pour t’aider à comprendre. Tu aimes les histoires ?
Lorsque j’étais encore un bleu, comme toi, j’ai servi sous les ordres d’un vieux sergent, comme moi aujourd’hui. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il s’appelait Aniceto Echevarrai. Un type bien, compréhensif et courageux. Les enragés de l’Union Xénophobe l’ont buté, et pour le venger nous avons fait couler beaucoup de sang. Nous l’aimions tous.
Comme le temps passe… Ça remonte à loin…
Bref, il se trouve que le regretté Aniceto était passionné de pisciculture. Il avait lu un tas de trucs sur le sujet. Il parlait toujours d’espèces exotiques de poissons d’eau douce et d’eau de mer, d’aliments artificiels ou vivants, de températures et de PH de l’eau… Et de sa « petite collection », comme il la désignait avec autant d’affection dans la voix que les parents qui parlent de leurs enfants.
Un jour, la deuxième semaine que nous patrouillions ensemble, il m’a invité chez lui, et… N’aie pas l’esprit mal tourné, Markus. Aniceto Echevarrai aimait les femmes. Et moi aussi. Alors efface ce sourire ironique ou je me fâche.
Bien. C’est mieux.
C’était un minuscule appartement, mais joli. Bien meublé, avec toutes sortes d’appareils électroménagers, mais sans luxe ni ostentation. Ce qui attirait le plus l’attention, c’était les énormes aquariums, un peu partout. Sa « petite collection » était presque mieux fournie que le Grand Aquarama de la Nouvelle Miami, crois-moi. Avec des pompes à air, des résistances-diffuseurs d’eau, des systèmes de filtrage… Il y avait de tout. Et en quantité ! Combien de poissons il avait ? Sans te mentir, derrière ces parois de cristal, le vieil Aniceto était parvenu à réunir l’équivalent en écailles de presque un demi-million de crédits.
Et lorsque, ébloui devant tant de beauté, je lui ai demandé innocemment comment il parvenait à financer une passion aussi coûteuse avec une simple solde de sergent, il s’est contenté de sourire. Il a caressé sa moustache et m’a montré quelque chose que je n’oublierai jamais.
Au fond d’un de ses aquariums d’eau de mer, il y avait une créature énorme. Elle ressemblait à une fleur, avec sa grosse tige et ses pétales rougeâtres, à moitié transparents, agités par le léger courant de l’eau. Une belle fleur sous-marine…
Mais il s’agissait d’un animal vorace. Ce que je prenais pour des pétales était des tentacules qui pouvaient sécréter un puissant venin. Au centre, se trouvait une bouche, toujours affamée.
Quoi ? Une anémone ? Si tu le dis… Je ne suis qu’un simple sergent pas très futé. Je ne connais rien aux animaux sauvages.
Aniceto m’a dit de regarder très attentivement l’anémone. Elle était belle. Terriblement belle. Et elle m’a paru encore plus belle lorsqu’un poisson de taille moyenne qui passait par là s’est pris dans les tentacules meurtriers, tué et englouti en quelques secondes. Il y avait de la cruauté dans ce spectacle.
Et ensuite, plusieurs poissons, beaucoup plus petits, ont nagé dans les parages sans que rien ne leur arrive.
Émerveillé, j’ai interpellé le sergent Aniceto pour lui montrer ça. Mais il a juste lancé un regard vers l’aquarium et m’a répondu :
« Continue de regarder. Observe cet aquarium avec attention, Romualdo. »
Et alors, Markus, je me suis rendu compte que sur cette créature merveilleuse et meurtrière, d’autres petits poissons étaient apparus. Rouges, bleus et violets, colorés comme des clowns. Ils grignotaient les restes du plus gros poisson accrochés dans la jungle de tentacules, et la créature le leur permettait. Et ils se cachaient même au milieu de ces tentacules empoisonnés.
Des symbiotes, dis-tu ? Bon, des symbiotes, alors.
En me posant le bras autour des épaules, Aniceto m’a dit :
« Cet animal venimeux est la Loi. Ou la Sécurité Planétaire, si tu préfères. C’est comme un réseau aveugle, mais intelligent. Les petits poissons ne l’intéressent pas et ils peuvent passer sans danger. Les grands poissons, qui pourraient constituer une menace s’ils sont trop forts, sont également ignorés. Seuls les poissons de taille moyenne, considérés comme de la nourriture, sont attaqués.
— Et ces clowns colorés, c’est quoi ? lui ai-je demandé, amusé par ce qui me paraissait de la philosophie de comptoir.
— C’est nous, a répondu le vieux sergent. Nous aidons la Loi à s’exercer, la Sécurité Planétaire à fonctionner. Nous faisons en sorte que les ordures ne s’accumulent pas, risquant d’encombrer le réseau ou d’étouffer l’animal toujours affamé. En échange, nous prospérons sous son ombre puissante, en toute impunité. Le monstre nous reconnaît et nous distingue par notre uniforme. C’est ainsi que fonctionnent les choses, en ce bas monde. Tu comprends, Romualdo ? »
Et j’ai bien compris, Markus. Si bien que je n’ai jamais oublié.
Tu saisis, à présent ?
Ils ont perdu un grand acteur lorsque tu as choisi d’entrer à l’Académie, gamin. Tu rougis autant qu’une jeune vierge qui entend parler d’une orgie. Mais, avec moi, il est inutile de jouer les ingénus ou les innocents. Si à vingt-quatre ans tu n’as toujours pas compris que, aussi élevée qu’elle puisse te paraître, la solde que nous paie la Sécurité Planétaire ne nous permet même pas d’acheter la cire avec laquelle nous faisons briller nos uniformes, je vais croire que tu as triché lors de ton test de QI…
Mais je ne crois pas que tu sois si bête.
Ah, je sais. Il y a un autre point qui t’inquiète. Tu as peur des Affaires internes, hein ? Tu es un gamin prudent. Je connais les signes : cette façon de regarder partout comme un chat acculé…
Mais, en toute honnêteté, dis-moi, est-ce que j’ai une tête de bœuf-carottes sous couverture ?
Et je t’assure qu’il n’y a ni microphones ni nano-caméras planqués. Ici, nous sommes totalement à l’abri des oreilles et des regards indiscrets. Pourquoi crois-tu que j’ai tant insisté pour que nous entrions ? En réalité, la pluie n’était pas si forte…
Aucun dispositif électronique d’enregistrement ne peut fonctionner ici. L’officier scientifique du Commandement pourrait te l’expliquer mieux que moi. C’est en rapport avec le pouls électromagnétique, indispensable à l’anabiose de certains types d’extraterrestres, comme les polypes d’Aldébaran.
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