— Oublie-ça, dis-je en lui donnant une tape dans le dos. Cela n’a plus la moindre importance. »
J’essaie d’avoir l’air dégagé, lorsque je lui demande :
« Attends… Et toi ? Tu vas faire quoi, maintenant ? »
Il sourit et hausse les épaules.
« Eh bien, je vais me débrouiller. Je peux toujours retourner faire la classe aux sourds-muets. On se reverra un jour, j’espère. Prends soin de toi, capitaine. »
Et il s’en va. Un chic type, ce Jonathan. Quel dommage.
Pensif, je ramasse le casque cabossé de Kowalsky. Déconnecté, il est aussi transparent que le mien. Presque identique. Il n’y a ni magenta ni bleu et rose.
Peut-être n’aurais-je pas dû donner ce dernier ordre… Au fond, en dehors du fait que nous sommes humains, nous sommes pareils.
Je relativise la portée de mon acte. Dans une demi-heure, il aura récupéré, célébrant sa victoire avec le Colossien et les Cétiens.
Je me demande si, en dehors du terrain, il continue d’être le capitaine… Dans la Ligue, ils doivent avoir d’autres règles. En matière de salaire et de privilèges, il est probablement le dernier singe de cette troupe magenta.
Les mercenaires paient toujours un prix. Il a fait son choix. Il vaut mieux être la queue d’un lion que la tête d’un rat.
Je lève les yeux. Les parois sont de nouveau transparentes. Je vois le public quitter le stade titanesque. Silencieux. Muet. Comme chaque année. Mais dans douze mois, ils reviendront. Ce seront les mêmes. Et ils attendront de nouveau un miracle.
Pourquoi m’as-tu abandonné, douce Vierge ?
Nous avons perdu.
Je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je me sens si vide que je n’arrive même pas à déprimer. Ni à pleurer ni à crier.
Peut-être que l’an prochain je pourrai jouer dans une autre équipe Terre. Pas comme capitaine, évidemment, mais ce serait toujours ça… En fin de compte, avec moi à leur tête, l’équipe a presque vaincu la Ligue.
« Ne pense plus à ça, me dit Gopal tandis que sa main se posant sur mon épaule me fait sursauter. Dans toute partie, il y a un perdant. C’est dur lorsque c’est toi, bien sûr… Mais, parfois, il y a des compensations.
— L’expérience ? » lui dis-je avec cynisme.
Et, au même moment, je le regrette. Je ne veux pas le blesser.
« Non. L’expérience est ce que nous gagnons lorsque nous obtenons ce que nous souhaitons. Je parle… d’un autre type de gain. »
Sa voix se met à trembler légèrement.
« Daniel, je veux te présenter un personnage important. Il est très impatient de te connaître. Par ici… »
Je me retourne avec méfiance. Je ne suis pas d’humeur à parler à des fans puissants et bourrés de fric, désireux de me consoler et de me dire que la prochaine fois nous aurons plus de chance…
Surprise. Il est plein aux as et très probablement fan de Voxl, mais il n’est pas humain. Il a huit pattes. Des yeux à facettes, froids. C’est un Gordien.
« Modigliani est chasseur de talents pour la Ligue », m’explique Gopal.
Il a parlé d’un ton léger derrière lequel je crois discerner autre chose. De la peine ? De l’envie ?
Je contemple l’insectoïde, la bouche ouverte. Je ne parviens pas à y croire… C’est trop beau pour que ça m’arrive à moi… Je ne peux que balbutier en tendant la main :
« Monsieur Modigliani, je… »
Je couvrirais volontiers de baisers sa carapace grisâtre et chitineuse. Merci, douce Vierge, d’avoir entendu mes prières.
Le xénoïde ignore ma main tendue.
« Pas “Monsieur”, déclare une voix électronique sortant d’un traducteur-synthétiseur sur la poitrine du xénoïde. Seulement “Modigliani”. Sais-tu, Danny, que tu possèdes un sens tactique que j’ai rarement vu chez un voxleur ?
— Euh… Merci, Mons… Modigliani…
— Bon, comme vous avez fait connaissance et que vous semblez vous entendre, je vais vous laisser, déclare Gopal en m’étreignant l’épaule. Je suis heureux que tu aies un beau futur devant toi. »
Il se penche et me murmure à l’oreille :
« Ne te brade pas. N’accepte pas sa première offre. »
Puis il déclare, de nouveau à voix haute :
« Nous nous reverrons, Danny. »
Je sens un fond de moquerie dans la façon dont il me le dit. Il ne m’a jamais appelé autrement que Daniel, ou « capitaine ».
Je l’observe. Il s’éloigne en sifflotant. Vers l’oubli. Il n’a plus de futur. Après dix ans comme joueur et quinze comme entraîneur d’équipes Terre toujours perdantes, son heure de gloire est passée. Mohamed Gopal, la Merveille de Delhi, prend définitivement sa retraite.
Je me demande de quoi il va vivre. Pour lui, comme pour les Slovsky, le Voxl représente tout.
Un jour, je l’appellerai… Mais pour l’instant j’ai des affaires plus urgentes à traiter. Je reporte mon attention sur le Gordien.
« Modigliani… Vous avez choisi un joli nom. Savez-vous qui était… ?
— Non, et je m’en fiche. Nous n’aimons que les noms terriens de quatre syllabes. Ils ont une certaine musicalité. »
Le Gordien agite, catégorique, deux de ses membres chitineux et m’en pose quatre sur une épaule, m’obligeant à marcher à son côté. Il est aussi grand que moi et plus maigre, mais beaucoup plus fort.
« Eh bien, Danny, j’aime aller droit au but. J’ai suivi la partie avec attention. Arno Korvaldsen et toi m’intéressez. Nous lui ferons également une offre lorsqu’il aura terminé son auto-clonage. Mais il n’est plus tout jeune, et avec un peu de chance il tiendra une saison. Quant à toi… »
Il fait une pause.
J’ai le cœur au bord des lèvres.
Qu’il ne m’offre pas une misère, douce Vierge. Tu sais que je vais devoir accepter de toute façon…
« Trois saisons chez les Draks de Bételgeuse… »
Dis-moi combien , bestiole dégoûtante … Peu importe si tu captes mes pensées avec ta télépathie. Après, je te demanderai tous les pardons que tu voudras, mais dis-moi combien, maintenant…
« Un demi-million de crédits par saison. Frais médicaux et d’entraînement inclus, ainsi que l’assurance contre la mort accidentelle. Qu’en penses-tu ? »
Ce que j’en pense ? Que c’est une escroquerie. Voilà ce que j’en pense. Peut-être capte-t-il cette idée dans mon cerveau. Le Colossien et les clones cétiens qui ont joué contre nous aujourd’hui doivent gagner dix fois cette somme. Il serait intéressant de savoir combien touche Kowalsky, leur capitaine. Peut-être moins que moi…
Peu importe ce que j’en pense, Modigliani, parce que ça doit forcément me paraître bien. Je n’ai pas d’autre option. Je vais accepter. Tu sais que je vais dire oui. Je sais que tu sais que je sais. Alors, pas la peine de faire semblant. Après tout, je peux me considérer comme heureux.
« Parfait, finis-je par lâcher, avec l’impression d’avoir la bouche pleine de terre. Je commence quand ?
— Dès que tu auras récupéré tes bagages. Mon vaisseau quitte l’astroport de la Nouvelle Rome dans deux heures. Cherche-le. C’est le Velours. Je t’attendrai à bord. »
Modigliani s’éloigne de moi et se retourne :
« Je vais voir Korvaldsen… »
J’ose lui poser une dernière question, avant qu’il ne soit trop loin.
« Et les autres ?
— Ah oui… les autres. Ils ne m’intéressent pas. L’un est trop vieux. Les autres, trop jeunes. Bien que ces jumeaux… Peut-être l’an prochain. »
Un cri sauvage retentit derrière moi. Je me retourne. Je capte un reflet d’acier bruni et taché de rouge, à l’autre bout du terrain. Des infirmiers courent précipitamment. Je n’ai pas besoin de regarder. Je sais parfaitement ce qui vient de se passer.
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