Je hurle ma dernière question :
« Parce que nous sommes quoi ?
— L’ÉQUIPE CHAMPIONNE ! » répondent-ils en chœur.
À présent, plus rien ne peut nous arrêter.
Je fais mine de m’enrouler autour du voxl et de le laisser échapper vers un coin en gagnant de la vitesse. Ils tombent dans mon piège comme des imbéciles, en fonçant tous pour le chercher.
C’est ainsi que Yukio parvient facilement à l’autre bout du terrain. Et lorsqu’un Cétien cherche le rebond, le terrain se trouve partagé en deux. Arno surprend le clone, et la passe destinée à Kowalsky lui échappe. Lev Slovsky prend le contrôle du voxl, et on obtient l’effet tunnel : Slovsky – Mamba – Moi. Et Yukio, protégé derrière la muraille de corps, libre pour l’essai. Un, deux… Les Cétiens viennent heurter Jan Slovsky et moi. Kowalsky s’emmêle autour de Mvamba, et… Que font-ils ? Mais Arno n’intervient pas dans le jeu ! Le Colossien fonce à toute allure sur lui ! Merde, non… !
« ARRGGHH ! »
Le cri de douleur de la Brute blonde résonne dans les écouteurs. Il n’est pas parvenu à déconnecter son vocodeur…
SIXIÈME ESSAI POUR LA TERRE ! TREIZE À QUINZE !
LE DÉFENSEUR ARNO KORVALDSEN EST BLESSÉ.
LE REMPLAÇANT JONATHAN HENDERSON PREND SA PLACE.
LES DEUX ÉQUIPES AYANT ATTEINT DIX POINTS, C’EST LA MI-TEMPS.
Les infirmiers emportent Arno Korvaldsen, totalement inconscient, l’épaule terriblement tordue en un impossible nœud, les membres convulsés. Le docteur me regarde et secoue la tête. Il ne va rien pouvoir faire.
Les fils de pute ! Ils nous ont accordé l’essai pour éliminer notre défenseur. C’est une stratégie diabolique. Jonathan manque de poids pour remplacer efficacement la Brute blonde. Nous allons devoir restructurer toute l’équipe.
Les Slovsky, dont le casque est déconnecté, regardent d’un air hébété le Danois qu’on emporte. À l’évidence, ils le croyaient indestructible et sont catastrophés… Moi aussi. Au Voxl, les blessures sont aussi courantes que la sueur. Mais il est rare qu’elles soient si graves.
La silhouette magenta mais caractéristique de Kowalsky s’approche de moi. Il déconnecte son casque, arborant un sourire sarcastique.
« Pauvre vieux Danois. Il a bobo à son épaule… On ne devrait pas laisser les ancêtres, même les costauds comme lui, jouer avec nous, les meilleurs de la Ligue. Parfois, il arrive de regrettables accidents… C’est ça, le Voxl, métis. On va voir comment tu joues sans ta défense, latino… »
Il reconnecte son casque et s’éloigne.
Je ne le regarde pas. Je ne lui réponds pas. Je ne lui casse pas la figure comme j’ai tant envie de le faire. Il joue pour la Ligue, et quand le chronomètre ne tourne pas, il est aussi intouchable qu’un dieu. Comme tout xénoïde.
La dernière fois qu’un joueur de Voxl humain a répondu aux insultes d’un Centaurien et lui a flanqué quatre coups de couteau dans les côtes, les xénoïdes ont grillé tout l’Astrodôme de Melbourne à coup de gaz fongiques. Sur le moment, il n’y a eu que cinq mille tués, écrasés dans la panique, mais deux cent mille humains ont été condamnés à une mort lente et douloureuse en voyant pourrir leurs poumons pendant dix ans. Il existe des choses plus terribles que simplement mourir…
Et le pire est que le Centaurien n’est même pas mort de ses blessures. Il n’y a pas de justice en ce bas monde.
Gopal s’approche de moi avec une expression indéchiffrable et me murmure :
« Ça ne vaut pas la peine de sauver ce corps. Il a des traumatismes crâniens multiples, huit vertèbres réduites en bouillie, six côtes cassées. Pire, il est en état de mort cérébrale. Il faut l’auto-cloner. Son assurance couvrira les dépenses. De quand date sa dernière sauvegarde de conscience ? »
Je soupire.
« Juste avant la partie. Arno était un type prévoyant. Ça prendra combien de temps ? »
Gopal hausse les épaules.
« Une heure, je crois… Les matrices mécaniques sont de plus en plus rapides. Ça fait longtemps que je n’avais pas vu une blessure pareille… »
Oui… Quand on joue au Voxl, on sait que ça peut arriver à tout moment. Au début, on est terrifié. Puis on s’habitue à l’idée. En fin de compte, si l’assurance prend tout en charge, ça ne doit pas être si terrible… Et puis, soudain, quelqu’un décède devant soi. Et on comprend qu’on ne perdra jamais sa peur de mourir. Parce que c’est horrible. Cela le sera toujours, bien que l’obscurité ne soit que temporaire. Parce que la résurrection est garantie.
Arno ne verra pas la fin de cette partie.
J’appelle l’équipe. Je vois à leur visage qu’ils ont compris. Je les informe néanmoins.
« Il en a pour une heure. »
Ils savent déjà ce qui va se passer. Arno se réveillera avec beaucoup de kilos en moins. Il va devoir préparer sa nouvelle enveloppe corporelle, à coup d’hormones, d’entrainement, de régimes… Le corps d’un joueur de Voxl ne dépend pas seulement de ses gènes.
« Il lui faudra au moins six mois pour pouvoir rejouer. Et c’est pourquoi je voudrais, comme cadeau lorsqu’il se réveillera, que nous puissions lui dire : “Arno, nous avons gagné. Pour toi, grand Danois”. Qu’en pensez-vous ? »
Nous crions.
Nous sommes l’équipe championne.
Bien sûr que nous allons gagner !
Rassérénés, nous courons vers le bassin d’hydro-massage.
Nous sommes déjà parvenus là où aucune équipe humaine de Voxl n’était arrivée depuis des années, face aux joueurs de la Ligue. Treize à quinze. La dernière fois qu’une équipe Terre a dépassé la dizaine face aux xénoïdes, c’était il y a vingt-six ans. Elle était conduite par la Merveille de Delhi… Notre Mohamed Gopal.
Les cadres des Transports Planétaires INC doivent se féliciter de nous avoir sponsorisés. En échange de leur énorme investissement et du risque qu’ils ont pris, ils ont maintenant l’exclusivité de cinq minutes de publicité durant la mi-temps de la partie du millénaire. Une exclusivité qui rapporte des millions.
Comme chaque partie annuelle de Voxl entre humains et xénoïdes, celle-ci est retransmise par holo-vision sur les quatre continents de la Terre, sur tous les mondes qui ont intégré la Ligue, et jusqu’aux colonies possédant leurs propres hyper-antennes orbitales. À ce moment précis, plus des quatre cinquième de la population humaine doivent être devant leurs holo-écrans, priant leurs dieux pour que nous gagnions. Et, probablement, un bon cinquième de la galaxie doit être attentif au score de la partie. Avec, évidement, plus de curiosité que de ferveur.
Nous allons leur montrer que la Terre n’est pas qu’une simple destination touristique.
Quoique, sans Arno, nous allons devoir la jouer fine.
Je fais part de mes idées à l’équipe pendant que les vibrations de l’eau massent nos muscles surchauffés.
« Vous vous souvenez de la boîte chinoise ? Ça fait longtemps que nous ne l’avons pas utilisée… Peut-être qu’ils ne l’ont pas prise en compte dans leur préparation. »
Jonathan émet des doutes :
« Ça revient à jouer toute la partie à pile ou face. Trop risqué. »
Il a les mains qui tremblent. Lui, il joue effectivement le tout pour le tout.
« Je ne sais pas… Si nous marquons, ça ne fera que seize points. Mais s’ils éventent notre manœuvre, contre-attaquent et marquent, nous perdons tout. Nous devrions nous montrer prudents…
— Au diable la prudence ! » s’écrie Mvamba en se levant dans le bassin, éclaboussant tout le monde.
Ses yeux brillent de la détermination de la jeunesse. Son corps d’ébène, comme une belle statue, continue de vibrer d’exaltation.
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