Aïe, ce Colossien se déplace vraiment très vite, compte tenu de son poids. Il se rue dans ma direction. Maintenant, la surprise : avant que la masse magenta ne m’atteigne, je passe le voxl à Arno, qui est totalement libre. Le Colossien est sur moi… Je me recroqueville pour me protéger tandis que, du coin de l’œil, je vois Arno contrôler aisément le voxl. Le choc va être rude.
Un, deux… J’ai mal. L’impact me tord l’épaule. Quelque chose semble se briser. Je crie. Tout devient obscur. Et, de loin, dans mon casque, j’entends le cri de victoire de mon équipe.
Tout est noir. Et chaud.
ESSAI DE LA TERRE ! ! ! CINQ À ONZE !
TEMPS MORT.
DANIEL MENENDEZ, CAPITAINE DE L’ÉQUIPE TERRE, SORT SUR BLESSURE.
ENTRÉE DU REMPLAÇANT, JONATHAN HENDERSON.
La voix de Gopal traverse le néant :
« C’était une tactique vaillante. Presque suicidaire, devrais-je dire. Comme essayer d’arrêter un bison en pleine charge. Tu t’en tires bien. »
Il est fier de moi, ce vieux fou…
J’émerge de l’inconscience lorsqu’on me palpe l’épaule. Les électrodes du moniteur médical me donnent des frissons. Je ne sens plus mes jambes, mais ce n’est pas une sensation nouvelle. J’ébauche un sourire et pose une question :
« Quatre, cette fois ? »
J’ai la bouche pâteuse.
« Non, pas autant. Seulement trois vertèbres brisées. Je te le dis, tu as eu beaucoup de chance. Quelques minutes dans le réducteur de fractures et tu retournes sur le terrain. Tu possèdes encore un bon coefficient de régénération induite. Si c’était Arno, il mettrait le double de temps à récupérer… Il a beaucoup tiré sur son organisme.
— Je me suis ménagé », dis-je avec un soupir de soulagement.
Je tente de me redresser pour voir les holo-images du jeu qui monopolisent l’attention de l’ex-Merveille de Delhi. Mais je n’y parviens pas. J’ai trop mal.
« Où en sont-ils ?
— Arno les dirige, me répond Gopal, distrait. Ils essaient la manœuvre du trident. »
De l’extérieur, il n’est pas facile de capter le déroulement du jeu.
« Arrête de gesticuler. On t’administre cent milligrammes de Régédrine. Daniel, ce coup a été gagnant, mais on ne peut pas le retenter. Tu vas devoir faire attention. »
Il détourne le regard de l’holo-écran et me sourit.
« Tu es le meilleur capitaine que je connaisse. Nul ne se serait sacrifié ainsi pour un essai. Affronter seul ce Colossien était une folie. »
Je souris à mon tour.
« Mais ça a marché. Si ça te pèse sur la conscience, parce que tu m’as suggéré la tactique… Je te rappelle que c’est moi qui ai décidé de la tester. Ce n’est pas ta faute.
— Tu es aussi têtu qu’une bourrique. Dès que je t’ai vu, j’ai su que tu étais de ceux qui ne s’arrêtent pas avant d’avoir atteint le sommet. Ah, Daniel, si le reste de l’équipe avait autant de cœur que toi… »
Il contemple l’holo-image et émet un claquement de langue dégoûté.
« Regarde, les visiteurs les ont fait tomber dans le vieux piège de la coquille… Mvamba a encore beaucoup à apprendre. Ils vont se prendre un autre essai de la Ligue, si ça continue. »
Il me dévisage et soupire.
« Tu es prêt, champion ?
— Allons-y. »
Je suis prêt. Je sens de nouveau mes doigts de pied.
Il m’aide à remettre mon équipement.
« Maintenant, essaie de laisser ce Colossien tranquille… Si on lui bloque toutes les passes, sa force ne lui servira à rien. »
Il me congédie avec une grande claque sur l’épaule.
« Bonne chance, champion ! »
Je retourne sur le terrain avec l’annonce officielle :
LA LIGUE MARQUE LE QUATRIÈME ESSAI DE LA PARTIE.
SCORE : QUINZE À CINQ.
RETOUR DU CAPITAINE DE L’ÉQUIPE TERRE. SORTIE DU REMPLAÇANT.
Oui, Gopal avait raison : en les laissant former la coquille, le quatrième essai était inévitable.
Je rassemble l’équipe autour de moi :
« Bon, on arrête de se lamenter. On peut jouer mieux que ça, non ? Gopal propose de laisser tranquille le gros décoquillé. »
J’entends des sifflements sceptiques.
« Eh oui, c’est de la folie. C’est pourquoi nous allons seulement faire semblant de lui foutre la paix. »
Mes compagnons claquent des doigts avec enthousiasme.
« À l’heure de vérité, les jumeaux contre le Colossien, Mvamba et Arno contre les Cétiens, et je contiens Kowalsky. Yukia est libre pour marquer. Et attention : mon petit doigt me dit que s’ils ont réussi la coquille, il est probable qu’ils tentent la croix. Souvenez-vous, les Hussards le faisaient toujours. »
Ils éclatent de rire, confiants.
C’est mon équipe.
Comme je l’ai deviné, ils tentent de nous feinter en commençant un trident – quel manque d’originalité ! – mais ils exécutent une croix. Kowalsky sur un côté, un clone cétien devant, le deuxième de l’autre côté, le Colossien derrière.
Mvamba et Arno s’occupent des Cétiens, les jumeaux simulent la confusion et laissent le Colossien derrière, tout seul. Kowalsky prend une impulsion et le voilà, manipulant le voxl. Il va le passer, il ne pourra pas résister à la tentation. Maintenant !
On change. Les Slovsky arrêtent brusquement la masse magenta. Décidément, ces gamins sont très habiles. Arno aplatit l’ex-capitaine des Hussards contre un angle – je vais devoir l’embrasser pour cette manœuvre de rouleau compresseur. Je contrôle un clone, Mvamba s’enroule autour de l’autre. Et Yukio prend le voxl.
Mon samouraï feinte derrière le dos du Colossien, deux humains de 90 kilos ne pouvant retenir bien longtemps 300 kilos de xénoïde, et obtient un rebond… Mvamba et les jumeaux sont en mêlée sur le mastodonte, je fais obstacle aux clones avec de grands gestes. Kowalsky se libère d’Arno, trop lent et trop pesant pour le contenir, et accourt. Mais Yukio hurle « Banzai ! » et se love dans la position du serpent. Le voxl se déplace seul, par inertie. Deux… le troisième rebond intervient sous le nez du natif de Colossa. Calculé à la fraction de seconde. Je donnerais un demi-million de crédits, si je les avais, pour que son casque soit transparent et voir sa tête. Est-il étonné ? Furieux ? Ou les deux ?
Qu’est-ce que tu penses de ça, Gopal ? Pour ça oui, on l’a laissé tranquille, ton Colossien !
LA TERRE MARQUE LE CINQUIÈME ESSAI DE LA PARTIE !
NEUF À QUINZE !
Nous hurlons comme des fous et nous nous étreignons frénétiquement. Les magentas nous contemplent, immobiles. Ils doivent écumer de rage.
Kowalsky s’approche de moi et déconnecte son casque. Ses impressionnantes moustaches, pleines de sueur, collent à ses joues. Il sourit. Sans colère, professionnel.
« Eh, les enfants, calmez-vous… Ce n’est qu’un jeu. »
Il s’approche davantage et me murmure :
« Mais fais attention, métis, me crache-t-il l’insulte dans l’oreille. Qu’on gagne ou qu’on perde, je vais toucher en un mois ce que tu gagnes en un an. Je suis de la Ligue, tu comprends ? Une chose dont tu ne pourras jamais rêver. Ne l’oublie pas : j’ai déjà atteint le sommet. »
Je ne lui réponds pas et il reconnecte son casque.
C’est un truc psychologique absurde, ces insultes. Oui, je suis métis… Ma peau est couleur café-au-lait, je ne peux le nier. En toute logique, me vexer pour de tels propos serait stupide. Mais il y avait tant de mépris dans ses paroles…
Quelque chose brûle en moi.
« Renégat, on va te renvoyer le voxl… mille fois plus rapide. On va voir si ceux de la Ligue savent perdre. »
J’appelle mes troupes :
« Bien, ils l’ont cherché. On va les rendre dingues avec le tunnel. On commence par faire semblant de perdre le contrôle à la remise en jeu, pour qu’ils se relâchent. Et on va effacer ces six points de différence. »
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