Il est certain que, comme toute pièce possède deux faces, certains joueurs peu fortunés – et pas très bons – louent à assez bon prix leurs corps au reconditionnement corporel. Leurs principaux clients sont d’ex-joueurs xénoïdes, curieux de savoir comment réagit l’organisme d’une autre espèce. Pour eux, c’est relativement bon marché. Mais ces corps de mauvais sportifs, en comparaison des nôtres, sont aussi performants qu’un hélicoptère du vingtième siècle comparé à un aérobus actuel…
Rompant le fil de mes pensées, je m’observe, satisfait, dans le miroir. Gopal me place entre les dents le vocodeur de capitaine. Comme celui des autres joueurs, c’est à la fois une protection dentaire et un laryngophone. Il permet de communiquer avec le reste de l’équipe et d’activer ou de désactiver l’armure-champ de force avec la langue, à l’aide d’un interrupteur.
Mon vocodeur possède deux autres contrôles, également activés par la langue : l’un pour communiquer avec Gopal sans que le reste de l’équipe n’entende notre conversation, et l’autre, le plus important, pour arrêter le chronomètre de jeu à chaque fois que l’un des miens est blessé ou que nous voulons redéfinir notre stratégie.
Au moment où je finis de m’équiper, une sonnerie retentit : c’est l’heure de sortir sur le terrain. En dehors de la surface de jeu, chaque pas que je fais me donne la grâce pesante d’un tyrannosaure. Je monte sur le champ antigrav qui me conduit directement vers le lieu où se déroulera le défi. Je ne sais toujours pas qui nous allons affronter.
Dans le Championnat mondial et dans les parties de la Ligue, on connaît son opposant à l’avance : ses tactiques favorites, et jusqu’au profil clinique et psychologique de chaque joueur. Et sur la base de toute cette information, on définit une stratégie.
Mais pas pour cette compétition-ci.
L’équipe de la Ligue qui jouera contre nous aujourd’hui ne le sait pas non plus beaucoup à l’avance. C’est peut-être seulement maintenant, au moment où leur vaisseau entame sa trajectoire suborbitale dans la troposphère terrestre, que leur entraîneur leur annonce l’irrévocable choix de la Ligue : ce sont eux qui testeront le niveau de l’équipe terrienne, cette année…
Nous entrons sur le terrain.
Le Voxl se pratique à l’intérieur d’une salle rectangulaire, un orthoèdre de 7,63 m de hauteur sur 15,26 m de largeur et 50,52 m de longueur. Un par deux par trois arns, mesure standard centaurienne.
Les parois du terrain de jeu sont encore transparentes des deux côtés, et nous pouvons voir le public excité, dehors. Nombre d’entre eux ont le visage peint, une moitié bleue et une moitié rose, et agitent de grandes banderoles arborant la silhouette de la Terre sur fond d’étoiles. On distingue le mouvement paroxystique de leurs bouches et de leurs cous tendus par les acclamations. Mais nous ne les entendons pas. L’isolation sonore, sur le terrain, est totale. Et lorsque la partie commence, les parois polarisées deviennent opaques à l’intérieur. Rien ne doit distraire les compétiteurs du sport des galaxies.
La voix de Jonathan résonne dans nos audiophones pour nous tenir au courant :
« Ils crient : “Ohé, ohé, la terre va gagner !” et “Les Terriens vaincront, les xénoïdes perdront !” »
Il sait lire sur les lèvres. Il a travaillé trois ans comme professeur pour des sourds-muets, lorsqu’ils l’ont éjecté de la Ligue. Un emploi sous-payé, mais lui évitant de mourir de faim ou de tomber dans le travail social masculin.
Il ne cesse de bavarder. Il a l’air nerveux. D’ordinaire, il est muet comme une tombe avant de jouer. Je vais l’avoir à l’œil. Il ne faut pas qu’il s’effondre. Pas maintenant…
Soudain, Jonathan regarde vers le haut, et Mvamba l’imite. Ils n’ont pas besoin de parler. De façon quasi télépathique, nous captons le silence qui vient de tomber sur le stade.
Ceux de la Ligue arrivent.
Leur vaisseau est noir. Plus que noir. Si obscur qu’il luit sous le soleil du crépuscule comme un scarabée immense et terrible. Il se pose sur la tour libre, celle de l’équipe des visiteurs, et la coupole du champ de force nous le dissimule immédiatement.
Nous avons pourtant eu le temps de réaliser que le vaisseau est au moins dix fois plus grand que notre aérobus. À l’intérieur, ils ont des vestiaires ; l’équipe de la Ligue débarque toujours prête à jouer.
J’observe mes hommes une dernière fois avant le moment décisif. Mvamba. Arno. Yukio. Jonathan. Les Slovsky. Et moi. Tous humains. Pour les xénoïdes, nous sommes des déchets, des membres de l’espèce la plus attardée, dépréciée, soumise et humiliée de la galaxie. Écrasés sans rémission dans notre état primitif et grossier par des technologies si supérieures que, pour nous, elles ressemblent à de la magie. Par des pouvoirs économiques si démesurés qu’ils pourraient payer sans aucun effort le poids de chaque Terrien en or, voire celui de la planète toute entière. Par des puissances destructives si terrifiantes qu’elles pourraient effacer pour toujours de la galaxie l’intégralité du Système solaire.
Des humains comme nous. Comme quatre-vingt-dix-neuf pour cent du public.
Pour nous, c’est la seule opportunité de nous venger. L’unique occasion où, une fois par an, nous pouvons affronter, presque à armes égales, ces orgueilleux dominateurs xénoïdes. Peu importe qu’aucune équipe humaine ne soit parvenue à vaincre une équipe de la Ligue.
Nous représentons leur espoir, leur revendication, leurs meilleurs fils, leur soif de vengeance. Nous devons gagner.
Nous allons gagner. Parce que nous sommes l’équipe championne.
Parce que nous avons la rage, à défaut de la force.
C’est pourquoi, s’il y a une justice dans cet univers, la victoire sera nôtre.
Nous ressentons tous cela. Même si nous ne l’exprimons pas…
Nous voyons les bouches du public se tendre en un cri silencieux de haine infinie. Avant même de nous retourner, nous savons déjà que, derrière nous, l’équipe de la Ligue entre sur le terrain. Nous pivotons à l’unisson pour leur faire face. Pour les voir, les jauger, les connaître.
Mes yeux et ceux de l’équipe les détaillent, avides. Captant des détails, imaginant des stratégies, soupesant les forces probables et les faiblesses théoriques. Et ils en font de même avec nous.
Au Voxl, les équipes sont équivalentes par le poids, pas par le nombre de joueurs. 573 kilos, exactement 6 packs centauriens, ou moins.
Nous pesons exactement ce chiffre. Nous serons six sur le terrain, et nous n’avons pas laissé un gramme d’avantage à nos adversaires.
Ils ne sont que quatre. Ils ont opté pour la force.
Le défenseur est un Colossien qui a subi l’ablation chirurgicale des plaques osseuses de son blindage naturel. Sous sa combinaison encore déconnectée et transparente, il est d’un étrange rose pâle, au lieu de l’habituelle couleur rougeâtre. Un vrai géant, même pour son espèce, qui avoisine les 300 kilos. Une idée intelligente, cette amputation : sur le terrain, où nous portons tous des armures équivalentes, la grosse carapace de ce natif de Colossa ne représenterait qu’un poids mort. Ainsi, tout en gagnant de la mobilité, il lui reste trois quintaux de muscles, avec l’avantage supplémentaire d’une queue très robuste.
Il me semble voir un sourire dans les petits yeux renfoncés du Colossien. Même la Brute blonde n’est pas de taille à l’affronter avec ses 187 kilos. Le scélérat se sent sûr de lui. Il sait que la plus grande partie du temps nous allons nous borner à l’éviter.
Avant que le découragement ne sape le moral de mon équipe, je déclare dans mon vocodeur :
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