Notre pilote est habitué et conduit avec adresse son aérobus au-dessus de la mer humaine. Il ne regarde même pas vers le bas. Moi, oui. La vue de milliers de visages avides d’espoir, de milliers de mains qui me saluent du V de la victoire me galvanisent avant chaque match.
Aujourd’hui, j’en ai besoin plus que jamais. Je vais jouer la partie de Voxl la plus difficile de ma vie. Mon tremplin vers la gloire, si je me débrouille bien. Ou mon éjection vers l’oubli et le néant, si j’échoue.
Je vais foncer et donner le tout pour le tout.
Le reste de l’équipe connaît également l’importance de ce jour. Chacun l’appréhende à sa façon. Ils se concentrent tous sur une seule idée : gagner. Aucun ne veut penser à la honte de la défaite, à la fin de nos carrières si plus aucune équipe de Voxl ne veut nous engager… Rien que d’y songer, j’ai peur d’attirer le mauvais sort.
Mais non. La victoire sera nôtre. Il le faut. Aujourd’hui, nous sommes les meilleurs voxleurs de la Terre. Les meilleurs depuis bien longtemps. Nous sommes l’équipe championne et c’est notre année. Jamais, auparavant, une équipe de Voxl n’a réuni six joueurs humains.
Mvamba, grand et mince comme un joueur de basket-ball, est agenouillé devant un autel pliant. Dans son dialecte bantou sonore, il prie un fétiche tribal taillé dans un bois aussi sombre que sa peau.
Il semble que, parfois, cela aide de croire en un petit dieu personnel et intime qui veille sur nous, de prier un esprit protecteur ou un ange gardien. Il y a moins de deux ans, Mvamba conduisait un simple aérobus brinquebalant à Sidney. Il était l’un de ces nombreux Africains apatrides depuis que les xénoïdes avaient volatilisé leur continent entier au moment du Contact. Un chasseur de talents de l’équipe locale, les Mains Noires, l’avait vu jeter une pierre contre un voleur pour se défendre et avait décidé de lui faire passer un test. Sa carrière avait alors été fulgurante : avant-centre des Mains Noires, attaquant des Cavaliers de Melbourne… et, à présent, la grande opportunité. Celle que seul un joueur sur dix mille peut décrocher : défenseur des couleurs de la Terre. C’est exceptionnel pour un petit nouveau comme lui. Une chance qu’il doit probablement à son fétiche.
Un homme observe la prière de Mvamba, l’air sarcastique : Arno Korvaldsen, le défenseur danois. La Brute blonde. Un athée convaincu. Le plus corpulent de l’équipe avec ses 187 kilos et ses 2,05 m. Le plus expérimenté, également. Il jouait déjà avec les Bersekers de Copenhague lorsque j’en étais encore à voler des cartes de crédit dans l’anneau extérieur de l’astroport de La Havane. Cela fait un moment que les journalistes sportifs spéculent sur la date de sa retraite. Mais le grand Danois continue de jouer, et il est à présent le meilleur défenseur de la planète, bien que le sort de la Terre lui importe peu. Arno est un individu pragmatique, un mercenaire qui réagit uniquement à l’odeur de l’argent. Gopal n’est parvenu à lui faire intégrer l’équipe qu’en lui promettant une somme énorme, que nous gagnions ou que nous perdions. Avec de pareilles motivations, on pourrait douter de la qualité de jeu de n’importe quel gars, mais la Brute blonde est un homme de parole. Il se donnera à fond comme toujours.
Yukio Kawabata, lui, est là sans être là. Bien que son corps soit présent, la transe bouddhique dans laquelle il s’est plongé depuis presque une heure a probablement fait régresser son esprit à l’Edo impérial de ses ancêtres samouraïs. D’après sa façon de jouer, il est évident que, pour lui, le Voxl n’est qu’un équivalent moderne du bushido. Yukio est un idéaliste et sa richesse lui permet de s’offrir ce luxe. Sa famille détenant un bon paquet d’actions de l’Agence Touristique Planétaire, il se fiche de son salaire, ou même de savoir s’il gagne ou s’il perd. Jouer bien, mieux que personne, demeure son obsession. Et il est un centre droit formidable, avec des réflexes et une vitesse de course que de nombreux professionnels de la Ligue aimeraient posséder.
La Ligue…
Pour tout voxleur, la Ligue représente la Mecque et le Valhalla réunis. C’est au sein de la Ligue que s’affrontent les équipes de toutes les espèces. Les insectoïdes gordiens, blindés et très agiles, face aux polypes d’Aldébaran, lents à se mouvoir sur leur unique pied, large et musculeux, mais aux centaines de tentacules véloces pour compenser. Les Colossiens, rougeâtres et cuirassés, contre les Cétiens, sveltes et ultra-rapides.
La Ligue est synonyme de salaires astronomiques, de primes inimaginables, de voyages sans restrictions dans toute la galaxie. Une cour d’annonceurs se battent pour qu’on utilise leurs équipements coûteux et sophistiqués. En somme, un joueur de la Ligue est considéré comme un dieu.
La Ligue représente le rêve de tout joueur humain. Là, peuvent se côtoyer dans la même équipe un Colossien, un humain et un polype, sans différences ni racisme – du moins, en théorie.
Jonathan, notre vétéran, nous l’a raconté mille fois. Il a déjà atteint le sommet avant de chuter. Il ne nous a jamais dit comment ni pourquoi, et nous ne le lui avons jamais demandé non plus. Première règle de la vie en groupe : respecter les secrets des autres si on veut garder une vie privée. C’est l’unique moyen pour que l’équipe mange, voyage, dorme et joue, ensemble tout le temps, sans en venir aux mains. Si cette règle est respectée, les psychologues et les conseillers sont une dépense superflue. Si on n’y parvient pas… ils sont une dépense inutile qui n’arrêtera ni ne freinera l’inévitable explosion de violence.
Jonathan, comme avant chaque partie, s’affaire devant son moniteur médical. Obsessionnel, il contrôle sa pression artérielle, son pouls, son érythrogramme, sa température et ses niveaux hormonaux sanguins. Je crois comprendre ce qui lui arrive. Son expulsion de la Ligue a dû briser un rouage dans le mécanisme complexe de son esprit. Peu importe, tant qu’il continue de jouer comme il le fait. Et son obsession de la forme physique a réalisé le miracle auquel lui-même ne croyait peut-être plus. À une quarantaine d’années, il s’est créé une deuxième opportunité. Après huit ans, dont trois durant lesquelles aucune équipe de Voxl ne voulait l’engager, il y est parvenu. Il est le seul humain à jouer pour la deuxième fois dans l’équipe Terre. S’il ne gagne pas aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’il adviendra de lui. Mais je ne veux pas être présent à ce moment-là.
Le cas des jumeaux Slovsky est très différent. Ils n’ont que dix-huit ans et ont appris à jouer avant de marcher. Fils de Konrad Slovsky, le célèbre entraîneur, Jan et Lev étaient déjà connus avant même de toucher un voxl. C’est leur première année en tant que professionnels et ils ont l’air fébrile. Ces deux paquets de nerfs et de muscles sont entraînés à la perfection et ils jouent en duo avec une coordination parfaite comme on n’en a vu que dans les équipes cloniques cétiennes, sur les holo-vidéos.
Ils sont penchés sur leur simulateur holographique. Parfois, ils me font de la peine. Ils ne parlent ni de femmes, ni d’holo-films, ni même de drogues. D’aucun des sujets que j’affectionnais à leur âge. C’est peut-être la faute de leur père : il les a presque changés en robots, en mécanismes hyperspécialisés, dédiés au Voxl. Si on les empêchait de jouer, ce serait comme les priver de respirer. Leur vie est consacrée à donner le meilleur et, pour eux, aucun entraînement n’est assez dur. Si, un jour, Gopal se levait avec l’idée improbable d’être tendre avec l’équipe, Jan et Lev protesteraient probablement et l’accuseraient de traîtrise envers la Terre ou de quelque chose du genre.
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