Par curiosité, tu es né où, Markus ? Ici, à la Nouvelle Miami ? Tu es un gosse intelligent de la ville. Moi, je ne suis qu’un paysan mal dégrossi. Je viens d’une petite bourgade au bord d’une rivière, perdu entre les collines et la jungle : Baracuya del Jiqui. Là-bas, ils n’ont pas encore réalisé qu’on était au XXIe siècle. Ils continuent de vivre au XIXe.
À chaque fois qu’il pleut un peu et que la rivière Jiqui sort de son lit, la rue principale – et l’unique – de mon village se change en lac et il faut circuler en barque. Dans ma maison, il n’y avait pas d’accès à l’holo-réseau… Pas même d’électricité. On prenait l’eau à la rivière, dans des seaux.
J’ai vu mon premier aérobus à dix ans. Jusque-là, mon idéal ultime en matière de transport avait été de posséder mon propre cheval. Ma mère et mon père, sans traitements alternatifs ni la moindre idée de ce qu’étaient les anticonceptionnels, ont eu quinze enfants, neuf garçons et six filles. Dix ont survécu. Sept garçons et trois filles. À quarante-trois ans, ma mère en paraissait soixante-dix.
Je n’étais pas assez âgé pour qu’on me prenne au sérieux, ni assez jeune pour qu’on me gâte. J’ai eu la pire place, au milieu. Je recevais des coups de mes aînés, parce qu’ils étaient plus forts que moi, et je devais prendre soin des petits, parce qu’ils étaient plus jeunes que moi.
À dix ans, j’ai réalisé que je n’avais pas envie de labourer la poussière de la petite parcelle que cultivait mon père. Je n’aimais pas rester toute la journée à creuser des sillons. Ce que je voulais, c’était vivre dans une vraie ville et ne pas crever en retournant la terre. Déjà à l’époque, j’étais assez baraqué. Mais comme je n’étais pas doué en sport, cette grande carcasse ne me servait à rien, et la seule façon de réaliser mon rêve était de prendre l’uniforme. C’est pourquoi, dès que j’ai eu seize ans, j’ai fui la maison avec mon balluchon et mon unique paire de chaussures. J’ai cédé à l’appel de ces holo-affiches qui promettent monts et merveilles et je me suis enrôlé dans la Sécurité Planétaire. Je l’aurais fait plus tôt si j’avais pu les berner davantage sur mon âge. Même si je paraissais avoir vingt ans, je n’en avais pas dix-huit.
Ah, Baracuya del Jiqui… Parfois, je deviens nostalgique et je me demande ce que sont devenus mes frères. S’ils se sont mariés, si j’ai des neveux, s’ils se sont tués au travail sur leur lopin de terre. Si Maman et Papa sont toujours vivants, ils doivent être bigrement âgés. Je n’y suis jamais retourné, et je ne leur ai pas même envoyé une holo-vidéo. Ça a été dur, crois-moi, mais je me suis dit : « Romualdo Concepción Perez, si tu regardes en arrière, tu n’avanceras jamais. » Et je suis toujours allé de l’avant.
Une grande partie de la vieille garde de la Sécurité Planétaire vient d’endroits comme mon petit bourg… ou pires. Notre chef, le colonel Kharman, était un Dayak de Bornéo, une tribu qui vit encore à l’état primitif, se perçant la narine avec un os et réduisant les têtes de ses ennemis.
À l’époque, aucun jeune citadin ne voulait mettre cet uniforme ni arborer cet insigne. D’accord, aujourd’hui non plus… Tu es l’exception, et non la règle. Tes petits amis de la ville pensent à tout sauf à devenir des « sbires des aliens », comme nous appellent encore ces imbéciles.
Si j’ai été studieux à l’Académie ? Bien sûr que j’ai travaillé ! Il m’a fallu apprendre à utiliser les installations sanitaires, les terminaux d’ordinateurs… Et je me suis battu, oui. Parfois jusqu’au sang. Si je n’avais pas appris à me défendre, à rendre sans pleurnicher les coups que j’ai reçus dès que j’ai su marcher, mes quatre frères aînés m’auraient réduit en bouillie. Ou mon père m’aurait corrigé parce que j’étais une chochotte qui pleurniche.
En ce temps-là, la formation, à l’Académie, ne durait qu’un an et on nous mettait tout de suite dans la rue. Si nous survivions les trois premiers mois, c’est que nous avions été de bons élèves. Si nous y restions… Eh bien, les xénoïdes de la Commission de sélection avaient des milliers de demandes en attente d’un poste libre dans la Corporation.
Au début, sans amis, sans connaissances, ni la moindre idée de ce qui se passait dans les villes, nous tentions d’appliquer le manuel à la lettre. Tout le poids de la Loi portait sur les contrevenants, de la même façon, sans égards d’aucune sorte. Pour personne.
Quant à moi, je ne risquais pas d’être renvoyé à Baracuya del Jiqui si je ne prenais pas de gants avec un civil. Ils étaient aussi pauvres et désespérés que moi… Mais si c’était eux ou moi, alors moi d’abord. Et avec les grèves, pareil : s’il fallait distribuer des coups d’électro-matraque à des mineurs d’uranium qui, au lieu de travailler, demandaient de meilleures combinaisons anti-radiations, alors j’en distribuais. Ces pauvres gars avaient l’air aussi malheureux que nous… Mais on me payait pour ça, on m’habillait et on me laissait tranquille. Tu vois, dans la vie, tout se paie.
Petits voleurs, trafiquants, Mafia, Triade, Yakuzas ? Pour moi, ils étaient tous pareils. J’étais dur avec tout le monde. C’était une époque sauvage.
C’est de ces jours-là qu’est née la légende de la guerre urbaine entre les délinquants et nous. Parce qu’ils n’étaient pas tendres. Pour chaque Yakuza que nous envoyions au reconditionnement corporel, ses amis butaient un agent. Œil pour œil, dent pour dent.
J’étais stupide. Je m’en rends compte aujourd’hui. Sans cette leçon que m’a donnée le vieil Aniceto avec son monstre bouffeur de poissons, dans l’aquarium de son appartement, je serais probablement mort aujourd’hui. Comme beaucoup de ceux qui sont sortis de l’Académie en même temps que moi et qui n’ont pas eu la chance de rencontrer un ancien pour leur expliquer les règles du jeu.
Je n’ai pas à me plaindre, à vrai dire. J’ai vécu comme un prince.
Après deux années passées dans la rue, les Yakuzas et la Mafia savaient qui j’étais et me traitaient comme un roi. C’est alors qu’est sortie la Directive 456 donnant aux agents de la Sécurité Planétaire le statut automatique de citoyens de la ville dans laquelle ils travaillaient. Moi, Romualdo Concepción Perez, né à Baracuya del Jiqui… j’étais citoyen de la Nouvelle Miami !
Je me suis senti maître du monde. Quelques mois plus tard, ils m’ont nommé sergent, m’ont attribué un appartement personnel et j’ai quitté le dortoir collectif. Et depuis, je suis tranquille.
Pourquoi je ne suis pas monté plus haut ? Je vais te confier un secret, Markus. Et tu en fais ce que tu veux. Le sergent est comme une clé de voûte. Oui, mon garçon. Je n’arrive pas à croire qu’un gamin cultivé comme toi ne connaisse pas ça… La clé de voûte, la pierre sur laquelle repose tout l’édifice. Celle qui va au centre. La plus sûre.
Qui en pâtit lorsqu’il vexe un xénoïde mal élevé ? L’agent de base. Et qui doit mettre le cou sur le billot du bourreau lorsqu’on tue un touriste stupide et que les xénoïdes font tomber des têtes humaines pour calmer leurs semblables ? Les chefs. Et qui est la cible invisible des enragés du Front Xénophobe chaque fois qu’ils décident d’orchestrer une nouvelle campagne contre les « aliens et leurs sbires » ? L’officier. Pas un de ceux qui a commencé avec moi ne semble avoir compris ça. Oh, bien sûr, les types intelligents se sont élevés dans la hiérarchie. Ils sont devenus lieutenants, capitaines, majors, colonels. Il y en a même un qui est arrivé au grade de général. Et où sont-ils aujourd’hui ? Retraités sans honneur avec la moitié de leur pension, prisonniers, fusillés, mendiants dans les rues où ils ont été un jour les maîtres, ou recyclés comme engrais dans les cultures organoponiques. La machine les a dévorés.
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