— Et celle de Jeff ?
— Dans le garage.
— Et la vôtre ? »
Elle a hésité juste assez longtemps pour confirmer les soupçons de Hitch. « Chez le garagiste.
— Lequel, au juste ? » Elle n’a pas répondu.
« Nous ne sommes pas forcés d’en parler à la police, a dit Hitch.
— Il est plus en sécurité en voiture. Vous l’avez reconnu vous-même. »
Elle chuchotait, désormais.
« Je suis sûr que vous avez raison.
— Jeff Jr. n’a pas parlé de… pèlerinage, mais j’aurais peut-être dû m’en douter quand il m’a demandé la voiture. Son père ne veut pas qu’on en parle à la police, il dit que cela ne servirait qu’à faire de Jeff un criminel. Et peut-être bien nous aussi, pour complicité. Mais il rentrera. J’en suis certaine.
— Vous pourriez nous aider…, a commencé Hitch.
— Vous voyez comme tout est sens dessus dessous ? Est-ce vraiment la faute des enfants ?
— Donnez-nous votre permis de conduire et la signature GPS de la voiture. Nous n’impliquerons pas la police. »
Elle s’est distraitement emparée de son sac, puis a hésité. « Si vous les retrouvez, vous serez gentils avec Jeff ? »
Nous le lui avons promis.
Hitch a parlé à Morris Torrance, qui a remonté la trace de la voiture jusqu’à El Paso. Le module GPS se trouvait dans la cour d’un ferrailleur local, le reste de la voiture manquait, vraisemblablement vendu ou troqué contre le passage sans risque de la frontière. « Il est presque certain qu’ils sont partis à Portillo, m’a dit Hitch.
— Alors on y va. »
Il a hoché la tête. « Morris s’occupe de notre avion. Il faut partir dès que possible. »
J’y ai réfléchi. « Ce n’est pas qu’une rumeur, n’est-ce pas ? Pour Portillo, je veux dire. Pour le Chronolithe.
— Non, a-t-il répondu d’une voix éteinte. Ce n’est pas qu’une rumeur. Il faut y aller au plus vite. »
À la sortie pour Portillo, des soldats nous ont refoulés en nous informant que la ville était déjà quasi inhabitable, pleine d’Américains accroupis comme des chiens dans la rue, une vraie honte. Comme pour le confirmer, ils ont fait signe de passer à des camions de secours de la Croix-Rouge.
Hitch n’a pas discuté avec les militaires et a continué sur la route crevassée et défoncée. Selon lui, il y avait un autre accès pour Portillo quelques kilomètres plus loin, un accès pas plus large qu’un sentier à chèvres mais suffisant pour la camionnette délabrée que nous avions louée à l’aéroport.
« Les petits chemins sont plus sûrs, de toute façon, a-t-il affirmé. Du moment qu’on ne s’arrête pas. » Hitch avait toujours préféré les petits chemins.
« Pourquoi ici ? s’est demandé Ashlee en regardant par la fenêtre le paysage vide caractéristique de la région de Sonora, avec les agaves, les broussailles d’herbe jaune et quelques maigres ranchs d’élevage.
La récession Kuin avait durement frappé le Mexique. Elle avait annulé les avancées du gouvernement Gonsalvez et remis au pouvoir le vénérable et corrompu Partido Révolucionario Institucional. La pauvreté rurale avait atteint des niveaux prémillénaires. La densité de la population, la pollution et le taux de criminalité de Mexico dépassaient ceux de toute autre ville du continent. Quant à Portillo, ce n’était guère qu’une bourgade sans la moindre importance militaire ou stratégique, un autre de ces villages poussiéreux à bout de prospérité qu’on laissait mourir.
« Il y a plus de Chronolithes à l’extérieur qu’à l’intérieur des centres urbains, ai-je expliqué à Ashlee. À part les jalons de grande échelle comme Bangkok ou Jérusalem, les sites d’atterrissage semblent quasi aléatoires. Personne ne sait pourquoi. Ils sont peut-être plus faciles à construire dans un endroit dégagé. À moins que les monuments les plus petits ne soient érigés avant la prise de la ville par les kuinistes. »
Nous avions une glacière pleine de bouteilles d’eau et quelques boîtes de casse-croûte. Plus qu’il ne nous en fallait. Sue Chopra, de retour à Baltimore, n’avait pas achevé la corrélation des données de son réseau d’informateurs officieux avec celles fournies par la toute dernière génération de satellites de surveillance. Les nouvelles concernant Portillo n’avaient pas été rendues publiques. Les autorités craignaient que cela ne fasse qu’attirer des pèlerins supplémentaires. Ce à quoi les rumeurs sur Internet étaient parvenues à merveille, en dépit du black-out officiel.
Nous disposions de cinq jours minimum de vivres et d’eau, ce qui était largement suffisant puisque les dernières estimations de Sue plaçaient l’atterrissage à cinquante heures tout au plus.
Le « sentier à chèvres » était une ornière coupant dans le maquis rocheux que couronnait l’infinité du ciel turquoise. Une vingtaine de kilomètres nous séparaient encore de la ville lorsque nous avons vu le premier cadavre.
Ashlee a tenu à ce que nous nous arrêtions, même s’il était évident qu’il n’y avait plus rien faire. Elle voulait une certitude. Selon elle, le corps était de la même taille que celui d’Adam.
Mais la mort de ce jeune homme vêtu d’une chemise de chanvre sale et d’un pantalon en Kevlar jaune ne datait pas de la veille. On l’avait dépouillé de ses chaussures, de sa montre, de son terminal et sûrement aussi de son portefeuille, même si nous n’avons pas vérifié. On lui avait fracassé le crâne à l’aide d’un instrument contondant. Le corps avait enflé sous l’effet de la décomposition, et d’évidence attiré de nombreux prédateurs, même si on ne voyait en l’occurrence que des fourmis qui parcouraient nonchalamment son bras droit desséché par le soleil.
« Nous en verrons très probablement d’autres, a prévenu Hitch en relevant les yeux pour les fixer sur l’horizon. La région compte plus de voleurs que de mouches, du moins depuis l’annulation des dernières élections par le PRI. Des milliers d’Américains inévitablement naïfs réunis au même endroit, cela attire comme un aimant le moindre connard meurtrier vivant au sud de Juarez, et ils ont bien trop faim pour avoir des scrupules. »
Je suppose qu’il aurait pu l’annoncer avec plus de ménagement, mais à quoi bon ? La preuve de ses dires gisait au bord de la route, puante sur le sable.
J’ai jeté un coup d’œil à Ashlee. Elle regardait le jeune Américain mort, le visage blême, les yeux luisant de désarroi.
Ashlee avait soutenu qu’elle devait nous accompagner, et j’avais fini par me ranger à son avis. J’arriverais peut-être à sauver Kaitlin de ce désastre, mais je n’aurais aucune influence sur Adam Mills. Ashlee affirmait que même si je le trouvais, je n’arriverais pas à le convaincre d’abandonner le hadj. Peut-être que personne n’en serait capable, d’ailleurs, pas même elle, mais il fallait qu’elle essaye.
Bien sûr, il y avait du danger, un danger brutal, mais Ashlee montrait assez de détermination pour se lancer dans cette expédition avec ou sans nous. Et je la comprenais. Les exigences de notre conscience ne sont pas toujours négociables. Ce n’est pas une question de courage. Nous n’étions pas là par courage, mais parce que c’était notre devoir.
Cet Américain mort symbolisait pourtant toutes les vérités auxquelles nous aurions préféré échapper : que nos enfants étaient venus à un endroit où ce genre de choses se produisait. Que ce jeune mis au rebut au bord de la route aurait aussi bien pu être Adam ou Kaitlin. Qu’on ne pourrait sauver tous les enfants en danger.
Hitch a grimpé au volant de la camionnette. Je me suis assis à l’arrière avec Ash. Elle a posé sa tête sur mon épaule, sa première manifestation de fatigue depuis notre départ des États-Unis.
Читать дальше