« Environ cinq ans. Nous étions très jeunes.
— Alors vous êtes divorcés depuis longtemps.
— Je n’ai pas toujours l’impression que cela remonte à si loin.
— Elle m’a semblé très équilibrée.
— Elle l’est, mais elle manque parfois de flexibilité. Ça a été dur, pour elle.
— Elle a plutôt de la chance de vivre ce genre de vie. Elle devrait l’apprécier.
— Je ne pense pas qu’elle ait le sentiment d’avoir de la chance en ce moment.
— Non, je ne voulais pas dire que…
— Je comprends, Ashlee.
— J’ai encore foutu les pieds dans le plat. » Elle a dégagé ses cheveux de devant ses yeux.
« Je vous coupe ces carottes ? »
Elle a méticuleusement assaisonné le pilaf juste comme il faut. Nous l’avons laissé cuire et sommes allés rejoindre Hitch.
Il avait posé ses grands pieds bottés sur la table basse d’Ashlee. « Voilà ce que nous avons, a-t-il récapitulé. De Whitman et de quelques autres, dont ce flic, Ramone Dudley. Cette merde de club copperhead auquel appartient Whit compte vingt-huit membres réguliers à jour de leurs cotisations, dont dix sont cadres supérieurs dans la compagnie qui l’emploie, donc il ne ment peut-être pas en prétendant y avoir adhéré pour favoriser sa carrière. Vingt-huit adultes, dont dix-huit célibataires ou sans enfants. Dix membres ont des enfants d’âges variés mais il se trouve que neuf seulement ont inscrit leur progéniture au groupe de jeunesse. Dont un frère et une sœur, ce qui fait dix gamins plus six venus de l’extérieur, comme Adam qui a demandé de lui-même à en devenir membre. Mais il y avait un noyau de huit qui s’impliquait énormément, dont Kait et Adam. Ce sont ceux-là qui ont disparu.
— OK, ai-je dit.
— Supposons maintenant qu’ils ont quitté la ville. Ils auraient été trop facilement repérables en voyageant ensemble en avion ou en bus. Et je doute que ces gamins de banlieue aient accepté de faire de l’autostop, avec le nombre de paumés adultes déjà sur la route. Ce qui nous amène à un moyen de transport privé. Probablement assez spacieux. Entasser huit personnes dans une berline n’est pas impossible, mais pas sans attirer l’attention ni porter sur les nerfs de tout le monde.
— Cela fait pas mal d’hypothèses, ai-je dit.
— Ouais, mais écoute-moi encore une minute. S’ils conduisent, ils conduisent quoi ?
— Certains d’entre eux doivent posséder leurs propres voitures, a avancé Ashlee.
— Exact. Et Ramone Dudley a enquêté dans cette direction. Quatre des huit possèdent effectivement un véhicule à leur nom, mais aucun ne manque à l’appel. Aucun parent n’a porté plainte pour vol d’automobile, et en fait quasiment toutes les voitures volées en ville depuis la disparition des gamins l’ont manifestement été soit par un professionnel, soit pour un « rodéo », et ont fini brûlées ou en morceaux. Voler une bagnole n’est plus aussi facile qu’autrefois. Même si vous arrivez à passer les serrures personnalisées : chaque automobile importée ou assemblée ces dix dernières années émet systématiquement son numéro de série et ses coordonnées GPS. En général, on s’en sert pour la retrouver dans le parking, mais cela complique aussi considérablement le vol. De nos jours, un voleur d’automobiles est un technicien qui s’y connaît en décryptages divers et variés, pas un lycéen.
— Donc ils ne se sont servis ni de leurs voitures personnelles, ni d’une qu’ils auraient volée, a dit Ashlee. Super. Ce qui nous laisse avec rien. Peut-être bien qu’ils sont toujours en ville, après tout.
— C’est ce que pense Ramone Dudley, mais cela n’a aucun sens. Il me semble plutôt évident que ces gamins sont en hadj. J’ai donc demandé à Dudley de revérifier les quatre automobiles qu’ils possèdent. Il l’a fait.
— Ah… et il a trouvé quelque chose ?
— Que dalle. Aucun changement. Trois sont exactement au même endroit que la semaine dernière. La seule à s’être déplacée depuis la disparition a effectué quelques allers-retours à l’épicerie locale, c’est-à-dire moins de trente kilomètres en tout au compteur. Le gamin avait laissé un jeu de clés à sa mère.
— On n’est pas plus avancés.
— Sauf sur un point. Cette maman qui va faire des courses avec la voiture de son fils… D’après la liste de Whit, elle s’appelle Eleanor Helvig, membre très estimée du club copperhead, comme son mari Jeffrey. Jeff est second vice-président à Clarion Pharmaceuticals, quelques niveaux au-dessus de Whit. Il se fait pas mal de fric ces temps-ci, et il y a trois véhicules enregistrés au nom de la famille : la sienne, celle de sa femme et celle de son fils. Et pas n’importe lesquelles : deux Daimler plus une Edison d’occasion pour Jeff Jr.
— Et alors ?
— Et alors, pourquoi madame prend-elle l’Edison pour aller à l’épicerie alors qu’elle a une Daimler, autrement dit un grand véhicule utilitaire avec plein de place à l’arrière ?
— Elle peut avoir toutes sortes de raisons, a dit Ashlee.
— Ouais… mais on devrait lui poser la question, vous croyez pas ? »
Le dîner était excellent – j’ai félicité Ashlee – mais nous ne pouvions pas nous attarder pour le savourer. Ashlee a préféré rester chez elle pendant que Hitch et moi allions sur le terrain, mais nous a fait promettre de l’appeler dès que nous aurions du nouveau.
« Pour ce paquet…, ai-je dit dans la voiture.
— C’est vrai, le paquet. Laisse tomber, Scotty.
— Pas question que je laisse tomber une vieille dette. Tu m’as filé le fric dont j’avais besoin pour quitter la Thaïlande. En échange d’un service que je ne t’ai pas rendu.
— Ouais, mais au moins tu as essayé, pas vrai ?
— Je suis allé là où tu m’avais dit.
— Chez Easy ? » Hitch souriait, maintenant, de ce sourire qui me mettait si mal à l’aise autrefois (et me mettait d’ailleurs toujours mal à l’aise).
« Je suis allé chez Easy, mais…
— Tu as donné mon nom au type ?
— Ouais…
— Un vieux aux cheveux gris, plutôt grand, couleur café ?
— Ça y ressemble. Mais il n’y avait pas de paquet, Hitch.
— Quoi, c’est ce qu’il t’a dit ?
— Oui oui.
— Il te l’a dit poliment ?
— Loin de là.
— Il s’est un peu énervé, hein ?
— Il a failli sortir un flingue. » Hitch hochait la tête : « Bien… bien.
— Bien ? Le paquet était en retard, ou quoi ?
— Non. Scotty, il n’y a jamais eu de paquet.
— Mais celui que tu m’as demandé de récupérer pour toi ?…
— … n’existe pas. Désolé.
— Mais cet argent que tu m’as donné…
— En gros, sans vouloir te vexer, j’ai pensé que tu serais plus en sécurité à Minneapolis. Je veux dire, tu étais là, coincé sur la plage, loin de Janice et Kaitlin, tu commençais à picoler pas mal, et Chumphon n’est pas un bon endroit pour un Américain saoul, surtout avec tous ces journalistes qui se faisaient régulièrement dévaliser. Alors j’ai eu pitié de toi. Je t’ai filé le fric. J’en avais de côté, les affaires marchaient bien. Mais je pensais que tu refuserais que je te le donne, et je ne voulais pas te le prêter : tu aurais essayé de me retrouver pour me le rendre, comme un bon petit scout. C’est ce que tu aurais fait, pas vrai ? Alors j’ai inventé cette histoire de colis.
— Tu l’as inventée ?
— Je suis désolé, Scotty, j’imagine que tu as cru convoyer de la drogue ou quelque chose de ce genre, mais en plus j’ai trouvé ça marrant, connaissant l’image de diplômé bien propre sur soi que tu te fais de toi-même, je veux dire. J’ai pensé qu’un petit dilemme moral pourrait mettre un peu de piment dans ta vie.
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